dimanche 20 mai 2018

Le marchand de sable Rouge (2/2)




La porte du placard grinçait par à-coups. J’étais tétanisé, le regard fixé sur l’entrebâillement. Soudain, j’ai compris que mon pote s’était trompé, que le marchand de sable rouge n’attendait pas d’accomplir sa basse besogne depuis le plafond, mais caché dans le placard ! Il était là, c’était certain, il m’avait vu discuté avec ma mère, il allait me sauter dessus, m'étrangler puis m’écraser la tête contre un mur !

La porte continuait à s’ouvrir en grinçant, enfin non, ce n’était pas une suite de grincements, c’était plutôt un petit rire métallique. De longs doigts blanchâtres sont apparus autour de la poignée. La porte a continué à s’ouvrir et la main s’allongeait comme si elle était élastique. Elle était grande, trop grande. Quelque chose a couru sur le sol. Tombée sur la moquette, l’autre longue main avançait vers moi en bougeant ses doigts comme les pattes d’une araignée. J’ai enfin eu un sursaut, j’ai levé les jambes avant qu’elle ne m’attrape les chevilles puis j’ai roulé sur mon lit. Le temps que je me retourne et le marchand de sable était collé au plafond, fixant sur moi son regard de fou. Ses gros yeux rouges étaient translucides, un sourire sadique déformait son visage hideux, et de ses petites dents pointues s’écoulaient des filets de sang qui s’étiraient jusqu’à moi. Il me regardait de côté, donnait des petits coups de tête nerveux à droite et à gauche sans me quitter des yeux. Son ventre était énorme, séparé en deux par une épaisse fermeture Éclair gardant son sable rouge.

J’ai brandi le ciseau en l’air, je lui ai montré que je pouvais me défendre, qu’il ne s’en tirera pas à si bon compte. Il a poussé un rire cynique, a écarté ses bras et ses petites jambes, puis il est brusquement tombé sur moi. Je l’ai poignardé comme fou, je me suis acharné avec toute l’énergie de ma peur ; du sang giclait, des jets pulsaient de son dos. Ses cris étaient effroyables, ils me perçaient les tympans, mais ça ne m’empêchait pas de continuer, de frapper encore et encore, avec une force que je ne me serais jamais cru capable d’avoir.

Il y eut un grand boum dans ma chambre, une porte avait brusquement tapé contre un mur. Des gargouillis s’échappaient du marchand de sable, et entre ceux-ci, j’ai cru entendre « mon chéri, pourquoi ? »

Mon père a crié avant de porter secours à ma mère allongée sur moi. Sa belle chemise de nuit blanche était couverte de son sang, mon pyjama était couvert du sien. Je ne sais plus trop ce qui s’est passé en suite, je me suis réveillé plus tard, dans un lieu que je ne connaissais pas, j'étais entouré de murs blancs, de meubles blancs, de draps blancs. J’avais une aiguille plantée dans le bras, un liquide jaune coulait d’une poche suspendue à un pied à perfusion.

J’ai été incapable d’expliquer ce qui s’était passé. Une fois ou deux j’ai mentionné le marchand de sable rouge comme étant l’auteur du meurtre de ma mère, mais j’ai vite senti que je ne faisais qu’aggraver mon cas. Je n’arrivais pas à croire que ma mère était morte comme je n’arrivais pas à croire que j’étais l’auteur inconscient de ce meurtre. Dans mon for intérieur, je savais que je n’étais coupable de rien, que le seul coupable était cette horreur qu’on appelait le Rouge. Je n’arrivais même pas à pleurer la perte de ma chère maman tellement mon esprit était anesthésié par de puissants tranquillisants.

Une semaine après le meurtre, je suis rentré à la maison. Entre temps, j’avais subi une batterie d’examens et j’avais été interrogé par un bataillon de psychanalystes malgré mon traumatisme et mon jeune âge. On m'a parlé d'un trouble du sommeil, d’un état de stress lié à des terreurs nocturnes m’ayant conduit à tuer involontairement ma mère alors que je rêvais du marchand de sable Rouge. Conclusion finale : je devais prendre plusieurs comprimés par jour afin de calmer un état de stress sous-jacent.

Ma maison était en vente, mais on devait toujours l'habiter. Elle était bien vide sans ma chère mère. Malgré les médicaments et le nouveau décor de ma chambre, j’ai fondu en larmes quand je suis assis sur mon lit, je m’en voulais tellement d'avoir tué ma mère.

D’après mon père, elle a été prise de remords, elle s'en voulait d'avoir été aussi sévère avec moi. Plus tard dans la soirée, elle est revenue me border pendant que je dormais. Elle m’a serrée contre elle et, comme je croyais qu’il s’agissait de Rouge, je l’ai sauvagement poignardé à 26 reprises. Quand mon père est arrivé dans la chambre, j'avais les yeux grands ouverts et la seule partie mobile de mon corps était mon bras tenant ce ciseau avec lequel je poignardais ma mère à une vitesse inhumaine. Ce n’est pas mon père qui m’a appris ce dernier détail, c’était ma propre conclusion, car je me vois souvent tuer ma mère dans mes cauchemars.

Mon cauchemar se répétait ainsi : je suis dans le placard et par la porte entrebâillée j'aperçois mon lit. Une ombre y est allongée, c’est mon côté sombre d’après les médecins, la partie obscure de ma personnalité, une noirceur que j’ai la particularité de voir dans mon cauchemar. Ma mère entre dans la chambre. Elle est fâchée, les traits tendus de son visage me font peur. Elle me parle, mais je ne comprends rien, sa voix émet des sons métalliques et graves. L’image se fige, c’est comme si je regardais une photo puis, tout s’accélère, l’ombre gigote, je me retrouve le dos collé au plafond, juste au-dessus de mon lit. Ma mère se penche sur l’ombre, l’enlace, l’embrasse. Apparaît alors un reflet métallique, celui du ciseau que l’ombre tient dans sa main droite. Je sursaute quand les coups pleuvent dans le dos de ma mère, des jets de sang fusent sur la moquette, éclabousse les murs. Je me réveille en sursaut, je pleure, je comprends que je l’ai tué.

Mon père m’a rassuré tous les soirs, m’a dit que j’étais un bon fils, que je n’étais pas coupable du meurtre de ma mère, que c’était un accident comme il en arrivera d’autres dans ma vie, dans la sienne, dans celle de tous les gens de cette terre. Il m’a aussi dit un truc que je n’ai pas compris tout de suite : veux-tu une nouvelle maman ?

Il n’a pas attendu ma réponse. Le lendemain, j’avais une nouvelle maman. Enfin, on appelle ça une belle-mère. Cela ne faisait pas un mois que ma mère était morte et voilà que mon père avait déjà sa remplaçante. J'ai senti que je n'avais pas mon mot à dire et que de toute façon, mon père s’en foutait complètement de mon avis. De plus, il était heureux avec sa nouvelle femme, ils s’embrassaient tout le temps, même quand je regardais la télé avec eux sur le canapé. Au fond de moi, ça me dégouttait, je trouvais que ce n’était pas une bonne attitude pour un père, surtout que je ne l’avais quasiment jamais vu embrasser maman !

Si après mon retour de l’hôpital, mon père venait me consoler, me border, me dire que j’étais un bon fils avant d’éteindre la lumière de ma lampe de nuit, ses visites se sont peu à peu espacées pour devenir inexistantes quelques jours après l’arrivée de cette femme dont je détestais le rire un peu métallique. Souvent, alors que je dormais, je l’entendais rire comme une folle dans mes rêves et je me réveillais en sursaut.

Et ce qui devait arriver arriva. Un soir d'orage Rouge est revenu juste au-dessus de mon lit, son gros corps collé au plafond. Il me faisait un grand sourire en bougeant son horrible tête comme le font ces clowns complètement fous qui terrorisent les gamins. J’ai aussitôt pris un cachet avec le verre disposé sur ma table de nuit et j’ai bu l’eau si vite que je m’en suis mis partout. J'ai plongé la tête sous l’oreiller, je murmurais que ce n’était qu'une vision, que Rouge n’existait pas, qu'aucun monstre ne me regardait depuis le plafond, absolument aucun !

Une masse est tombée sur mon matelas. Les lattes ont commencé à craquer, le marchand de sable devait sauter à pieds joints entre mes jambes écartées. Mon cri s’est étouffé dans mon oreiller, mon cœur battait dans ma gorge, je me disais que Rouge allait me massacrer, que j’allais rejoindre ma mère au paradis de ses victimes. Dans l’escalier, un rire sonore a stoppé les sauts du marchand de sable. Mon père et sa nouvelle femme montaient les marches.

Le marchand de sable rouge a dû sauter du lit, car le matelas est remonté d’un coup. Un petit rire cynique a précédé le grincement de la porte du placard. Mon père et ma belle-mère sont passés devant ma chambre en gloussant quand la porte du placard a claqué. J’ai sauté du lit et…ils s’embrassaient à pleine bouche, ne me regardaient même pas. Voir mon père embrasser cette femme m’a comme statufié. De plus, j’avais onze ans, je ne pouvais pas dire qu’un monstre vivait dans mon placard, déjà que cette femme ne m’aimait pas beaucoup.

J’ai peut-être attendu cinq minutes sans bouger, mon regard fixant la porte blanche de mon placard. Rien, même pas la poignée ne bougeait. La seule chose que je commençais à entendre était le plaisir que donnait mon père à cette femme peu discrète. J’entendais même les ressorts de leur matelas grincer. Mon regard a dévié sur mon cartable posé sur le tabouret de mon bureau. J’ai eu le courage de m’avancer jusqu’à lui, prenant bien soin de ne faire aucun bruit. J’ai doucement ouvert mon cartable, ma trousse, j’ai repris ma paire de ciseaux. À reculons je suis passé devant la porte du placard, je suis remonté sur mon lit et j’ai attendu, j’ai attendu que cette maudite porte s’ouvre et que ce monstre se jette sur moi. Mais cette fois je ne le raterais pas, ce n’était pas ma mère qui bondirait sur moi en rigolant comme un cinglé, ce serait le marchand de sable Rouge.

Au bout d’un temps que je ne saurais dire, le sédatif a commencé à faire effet, mes paupières sont devenues lourdes. Le silence hantait la maison, je n’entendais que le souffle discret de ma respiration. La poignée de la porte restait immobile, le marchand de sable attendait que je m’endorme pour me sauter dessus, pour me frapper, pour m’éventrer. Pouvais-je alors le laisser me tuer sans lutter ? Je savais ce dont j’étais capable, j’avais vu à maintes reprises ma partie sombre dans mon cauchemar, je sentais que je pouvais tuer Rouge et alors il ne viendrait plus jamais hanter mes nuits. Et si c’était illusion, alors je tuerais cette illusion, car d’après les médecins, il faut affronter ses peurs pour les vaincre.

J’ai calé l’oreiller contre ma tête de lit, j’ai appuyé mon dos dessus, je restais sans bouger en regardant la porte de mon placard. Mes paupières étaient de plus en plus lourdes, je me frottais les yeux pour ne pas m’endormir, mais peu à peu, j'ai commencé à sombrer dans le sommeil. C’est entre le rêve et la réalité qu’une idée étrange m’est venue. La seule solution pour ne jamais être surpris par Rouge était de rester éveiller à toutes les heures de la nuit, que je ne devais jamais fermer les yeux. C’est pourquoi j’ai approché le ciseau de mon œil droit, c’est pourquoi avec ma main libre j’ai tiré sur ma paupière supérieure, c’est pourquoi le ciseau a lentement tranché la chair sous mon sourcil avant de recommencer avec l’autre paupière. Le sédatif, la semi-réalité dans laquelle je nageais, mon immense volonté m’ont aidé à ne pas succomber à la douleur, m’ont aidé à accomplir mon souhait le plus cher, être toujours éveillé afin de voir venir le marchand de sable Rouge.

Après ça, la seule chose dont je me souviens a été le regard horrifié de mon père en voyant mon visage couvert de sang séché et mes yeux exorbités. Quant à la belle-mère, son cri d’horreur a provoqué chez moi un fou rire si long que je me tordais toujours de rire sur mon lit d’hôpital…  
  
Suite dans « le Découpeur de paupières (1) »




Rejoignez la communauté GOOGLE des chroniques de l'obsucurité

Le blog "Mes chroniques de l'Obscurité" (abonnez-vous !)

La facebook "Mes Chroniques de l'Obscurité" (likez !)


2018@Gebel de Gebhardt Stéphane.
Ce texte est libre de partage (autorisation nécessaire par mail ou message sous ce texte).  

1 commentaire:

Je ride à attendre vos impressions...