samedi 21 mai 2022

On a aperçu Virginia

 



L’orage grondait au-dessus de Redcrik, petite ville de 3000 habitants. Sur l’horizon, des éclairs déchiraient l’obscurité du manteau noir. Pressant le pas et remontant le sentier à rebours, Sarah et Adrien se dirigeaient vers le parking à l’entrée ouest de la forêt de Pâle Ruisseau.

 Après une bonne après-midi à s’aimer sur les tapis plus ou moins confortables des feuilles et autres branches mortes, le couple avait hâte de rentrer à leur appartement et de dîner devant une bonne série télé.

 À travers les branches nue, la lueur des réverbères du parking s'annonça. Ils s’y précipitèrent en courant :

 - Moi le premier ! cria Adrien.

- Non moi, exulte Sarah, blondinette aux yeux de biche.

 Une fois les pieds sur le bitume du parking, Adrien s’exclama :

 - Bah elle est où est ma caisse ?

 Les places étaient vides. Autour, la lumière des réverbères clignotait ou mourrait quelques secondes avant de reprendre vie.

 - Appelle la police ! lui dit aussitôt Adrien.

- Impossible, les portables sont dans la voiture !

- Dis-moi que je rêve ! pesta le jeune homme.

- Non, c’est un cauchemar, souffla Sarah entre ses lèvres.

 Adrien lâcha d’un ton dur :

 - Voilà ce que c’est que de vouloir passer une journée au vert, sans la technologie indispensable à notre survie !

- J’suis désolé, murmura-t-elle émue, je voulais juste qu’on soit tous les deux, rien que tous les deux. C’était sans doute trop demander d’avoir la paix, ajouta-t-elle en jeune femme très amoureuse.

- Il suffisait juste d’activer le silencieux !

- Comme ça tu aurais regardé ton portable toutes les cinq minutes, se rebiffa-t-elle, et tu m’aurais dit : oh j’ai reçu un appel, faut que je les rappelle ma chérie. Tu m’excuses hein ? Et moi, comme une conne, j’aurais fait quoi pendant une heure ? Comme dab, le plancton !

- Le planton tu veux dire.

- Ouais bah c’est pareil.

- Toi et ton mythe de Tarzan baisant Jane dans la forêt, persiffla Adrien d’un ton amer, voilà comment ça finit !

- Pour une fois qu’on fait l’amour sans être dérangé par une sonnerie, ça change !

- Oui ça change, et en parlant de changer, tu aurais dû mettre des sous-vêtements en peaux de bêtes pendant que tu y étais !

- T’es vraiment qu’un pauvre con, ragea-t-elle en armant une claque.

 D’un geste vif, Adrien esquiva la baffe et lui attrapa le poignet.

 - Bon on se tape dessus ou on trouve une solution ?

 Désespérée et vexée, Sarah garda le silence. Elle n’était pas du genre à faire la guerre, c’était juste une réaction épidermique devant tant d’injustice. Sarah regrettait à présent son choix d'avoir autant attendu pour lui annoncer une merveilleuse nouvelle. Ce n'était plus le moment. Maître de ses émotions, Adrien lui dit :

 - On peut rejoindre la route principale par le sentier forestier. Mais comme personne ne prend cette route hormis les sangliers et les chevreuils, on pourrait couper par la forêt et on atterrit pas loin du champ près du Redcrik. C'est vachement plus court, qu’en penses-tu ?

 - Par la forêt, décida aussitôt Sarah pressée de rentrer. Mais si on se perd ? s’affola-t-elle soudainement.

- Hé hé mon bébé, j’ai tout prévu...

 Adrien sortit de la poche du blouson violet de l’équipe de football de Redcrik, une vieille boussole au couvercle vert-de-gris.

 - Mais qu’est-ce que tu fais avec ça ?

- À ton avis ? demanda-t-il les yeux brillants de malice. Je me suis dit qu’on pouvait se perdre en faisant des trucs sur les champignons.

- Ah, c'est pas con oui, constata Sarah.

- Alors on y va ?

- Mouais, finit-elle en grimaçant un sourire sur son visage de porcelaine.

 Sarah lui prit la main et se laissa guider vers le sentier qu'il venait de quitter. Entre les arbres à peine éclairés par les lampadaires, l’entrée dans la forêt de Pâle Ruisseau ressemblait à une grande bouche sombre. La jeune femme s’inquiéta de nouveau :

 - Et comment on fait pour voir quelque chose ?

- Avec ça !

 Aussitôt, Adrien sortit une lampe-torche.

 - Toi qui ne prévois jamais rien, c’est étrange.

- Bah faut croire que les temps changent.

- Ouais, sauf au lit, marmonna-t-elle entre ses lèvres.

 Adrien l'entendit et ne sembla pas apprécier cette remarque.

 - Bah tu sais quoi ? Moi je prends le sentier, et toi tu prends la route. On voit qui arrive le premier ?

- Tu ne me laisserais quand même pas toute seule ? s'affola-t-elle soudainement.

- Pourquoi, t’as peur du grand méchant loup ? se moqua-t-il.

- Non, mais putain, tu fais chier !

- Je fais chier ?

 Sarah ferma les yeux, tenta de se calmer. Elle revit les scènes cocasses de l’après-midi, ressentit la puissance de ses multiples orgasmes après plusieurs semaines de disette. Adrien était l’homme de sa vie. Elle en était persuadée. Il sortait ensemble depuis le collège. Elle voulait trois enfants. Il ne savait pas qu'elle était enceinte du premier. Elle lui dirait une fois rentré à la maison. Il était donc hors de question de se séparer, même si Adrien était un peu bizarre ce soir.

 - OK, t’as gagné, monsieur je prévois tout, se résigna-t-elle, vaincue.

- Tu deviens enfin raisonnable, ma petite Sasa.

 Adrien posa un baiser furtif sur ses lèvres et tapota l’aiguille de sa boussole qui pointait fixement le Sud. Au lieu du Nord. La boussole était HS. Tant pis. Il se fierait à son sens de l'orientation et Sarah n'avait pas besoin de savoir pour la boussole.

 - Heu, bon, on va prendre le sentier nord-ouest et après on s’enfoncera entre dans les fourrés, direction les lumières de la ville, d’accord ?

- Y'a un souci ? s’inquiéta Sarah, constatant son hésitation.

- Ça va aller, fais-moi un peu confiance, c’est tout.

- Tu t’improvises guide forestier en pleine nuit et je dois te faire confiance ? Y’a un truc qui cloche ce soir, je le sens.

 Adrien s’inquiéta sans le montrer. Cela faisait trois ans qu’il sortait ensemble et il n’aimait pas particulièrement la forêt. Deux balades en deux années de vie commune, c’est vrai que le doute était permis. 

 - Ce doit être l’amour, dit-il avant de déposer un doux baiser sur ses lèvres. Tu as aimé cette journée au moins ?

- Bah oui, bougonna-t-elle, la question n'étant pas pertinente.

- Alors tu vas adorer cette soirée, murmura-t-il en joli coeur, et tu sais pourquoi ?

- Bah non.

- Parce qu’une fois arrivée à la maison, je vais te faire une demande très spéciale.

 Le cœur de Sarah s’emballa, ses yeux s'illuminèrent d'une pluie d'étoiles. Dans l’ordre elle imaginait une demande en mariage, accepté d'avoir un enfant – ce qu’il avait toujours refusé –, un chaton. Si son esprit se voyait déjà en blanc, son cœur s'emballait pour l'enfant. Le chat venait comme prix de consolation. En revanche et ce qu'elle ne savait pas, c'est qu’Adrien était ici pour sauver sa peau.  

 Avec un grand sourire et pour rêver à cette demande spéciale tout au long du parcours, Sarah lui reprit la main et suivit l’homme de sa vie à travers les entrailles de la forêt de Pâle Ruisseau

 

***

La pleine lune brillait au-dessus de la forêt et découpait le paysage à la scie, dévoilant chaque détail de sa physionomie squelettique. Les branches évoquaient des griffes, du lichen formait des dentelles inquiétantes et du lierre grimpant s’enroulait autour des troncs comme des gigantesques boas. 

 Le couple avait quitté le sentier et marchait entre des fougères jaunâtres, des troncs cassés, des souches. Les racines faisaient pester Sarah qui manqua plusieurs fois de tomber. Ce raccourci était sans doute la pire idée de l’année. Autour d’eux, le hululement des hiboux et de chouettes avait depuis une bonne heure remplacé les gazouillis rassurants des petits oiseaux.

 Si le tapis de feuilles mortes avait accueilli leurs ébats, ce soir il couinait comme de vilains petits chatons écrasés sous la semelle d’un enfant colérique. Transi de froid, le couple allongeait le pas dès qu’il le pouvait. Adrien jetait des coups d’œil désintéressé à l’aiguille cassée de la boussole. Il sifflotait pour cacher son inquiétude.

 - Arrête de siffler ça, c’est sinistre, grogna-t-elle.

- Siffler quoi ?

 En fait, ce n’était pas vraiment un sifflement, c’était plutôt un appel. Un appel terrifiant.

 - Bah ça, cette vieille comptine.

- C’est juste une comptine pour les gosses.

- Non, ce n’est pas juste une comptine pour les gosses.

- Ah bon ?

- Tu sais très bien ce que c'est.

- Non, c'est quoi ?

- La comptine des sœurs jumelles.

- Des sœurs jumelles ? Bizarre, ma mère me chantait ça quand j’étais gosse et qu'on se promenait par ici.

 Sarah pila et jeta un regard énervé à son amoureux :

 - Arrête de mentir, tout Redcrik est au courant de cette histoire. Tu ne vas pas me faire croire que tu ne la connais pas ?

- Bah si, je t’assure, je siffle ça parce que je me promène au clair de lune avec ma petite femme et qu’on a passé une formidable journée. Donc, je suis heureux.

- Heureux ? Tu oublies qu’on t’a volé ta voiture et que j’ai oublié de mettre des sous-vêtements en peaux de bête ! grogna-t-elle à son encontre.

 Sarah était nettement moins sereine que son petit ami.

 - Désolé, je me suis un peu énervé tout à l’heure.

 Il attira à lui et lui offrit un long et langoureux baiser. Comme une sorte d’adieu ou de mari qui part à la guerre. Spectateur involontaire, un hibou hululait non loin, une taupe grattait la terre avec leurs grosses pattes griffues. Adrien brisa l’étreinte une seconde et rajouta :

  - Et puis je t’aime tellement que j’ai une énorme envie de chair fraîche !

 Sarah se recroquevilla sur elle-même.

 - Arrête espèce d’idiot, ce n’est ni l’heure ni l’endroit.

- Oh, déjà vieille à 20 ans, une vraie mère-grand, ricana-t-il en desserrant son étreinte.

 Il déposa un dernier baiser sur son front puis reprit sa marche à travers les arbres. Derrière lui, Sarah se frottait les bras et regrettait son absence de sous-vêtement. 

 - C’est bizarre quand même, lui dit-elle un peu plus loin.

- Quoi, qu’est-ce qui est bizarre, encore ? soupira Adrien, agacé de ses jérémiades.

- Tu me dis que j’suis une grand-mère et tu me fais le coup de la chair fraîche. Et…

- Et ?

- Et bien, depuis l’histoire des sœurs jumelles, la fin de la comptine du loup a été transformée, dit Sarah en frissonnant.

- Vas-y, dis-moi la suite mère-grand, hi hi.

- Non, je ne l’aime pas.

- Petite froussarde qui a peur des paroles d’une comptine pour gosses.

- T’es chiant ! rouspéta la jeune femme.

 Sarah regarda autour d’elle, vérifia si rien ne bougeait entre les troncs d’arbres, puis fredonna :

 - Promenons-nous dans les bois pour voir si les soeurs n’y sont pas, si les sœurs y sont, ELLES TE BOUFFERONT ! finit-elle en grossissant timidement sa voix sur la fin.

 Adrien lâcha un rire franc.

 - C’est effrayant, je suis mort de trouille.

- L’histoire de Virginia, n’est pas une fake story, elle a réellement disparu.

- Virginia ? Encore une de tes somptueuses copines à la poitrine en forme d’obus ? feignit Adrien qui savait parfaitement qui était Virginia.

- Mais non gros bêta, c’est la fille maudite par les sœurs jumelles. Le mauvais sort est sur sa famille et d’après ce qu’on raconte, tous les soirs, Suzanne et Alexandrine l’emmènent jusqu’au Pâle Ruisseau et…

- Et lui donnent son bain ? rigola grassement Adrien.

- Très drôle, grimaça Sarah. Non, d’après ce qu’on dit, les sœurs jumelles lui mettent la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’elle vomisse. Puis Elles la mordent jusqu’à arracher un morceau de chair puis Elles recommencent à la noyer encore et encore jusqu’au petit matin.

- Beurk, c’est dégueu ton truc…désolé de massacrer tes croyances, mais tout ça, ce n’est qu'un ramassis de conneries pour ados à couches-culottes, se moqua-t-il alors que ses avant-bras étaient cloqués de frissons.

 Adrien recommença à siffloter cette comptine maudite en tapotant sur sa boussole bloquée au Sud. Sarah haussa les épaules en murmurant un « pov' con ». Elle était crevée et ses baskets neuves lui brûlaient les pieds. Pour ne rien arranger, le faisceau de la lampe-torche donnait d’inquiétants signes de fatigue et se coupait par intermittence.

 - Et on fait quoi si ta lampe nous lâche ?

- Et bien on lève la tête et on continue nord-ouest en gardant la lune sur notre gauche, se moqua Adrien.

- Pourvu qu’il n’y ait pas de nuages, sombra Sarah.

- Ne t’inquiète pas, de toute façon, on est presque arrivé.

- Ça fait trois fois que tu dis ça. J’ai l’impression qu’on tourne en rond.

- Normal, la nuit tous les chats sont gris. Et les chemins aussi.

- Il est plutôt long ton raccourci. On aurait dû prendre la route finalement. 

- Attends ! cria brusquement Adrien. Je vois quelque chose, et c’est pile-poil dans la direction qui mène à Redcrik !

- Où ça ? demanda Sarah en reprenant espoir, allongeant son cou pour mieux voir.

- Là ! dit-il d’un index pointé droit devant. Même si c’est discret, je vois une lueur, comme celle d’une fenêtre au loin !

 Le regard angoissé de Sarah fouilla la direction indiquée par l’index de son petit ami. Hormis des branches et des gouttelettes argentées qui brillaient sous la lune, Sarah ne vit rien.

 - Je ne la vois pas, s'inquiéta-t-elle.

- C’est la lumière d’une fenêtre, j’en suis sûr, confirma Adrien.

 Un petit rire s’envola dans les airs.

 - Qu’est-ce qui te faire rire ? demanda Sarah en regardant Adrien.

- Bah rien, assura-t-il.

- Menteur, essaya Sarah pour ne pas penser que quelque chose dans la forêt avait ri.

 Le rire se répéta, stridulation aiguë d’une fillette préparant une mauvaise blague. Sarah écarquilla les yeux, constatant que les lèvres d’Adrien n'avaient pas bougé d'un iota. Dans son dos le rire se répéta en salves angoissantes.

 Sarah se retourna brusquement. Le faisceau nerveux de la lampe-torche balayait la végétation. Troncs humides, souches d’arbres, branches tordues, massifs de fougères répondirent à l’inspection lumineuse.

 - Y’a rien, rassura Adrien, absolument rien. Ça doit être une chouette ou un hibou. Je crois que ça pousse des rires comme des hyènes ces bestioles-là. Allez, on se dépêche de rejoindre le village.

 Effrayée, Sarah prit la main droite qui tenait la boussole et la serra très fort. Le couple s'enfonça plus profondément la forêt. Sarah ne la savait pas. Un peu plus loin, à son grand soulagement, la jeune femme remarqua une pâle lueur déformant les branches. Mais cette lueur était basse, à ras du sol. L'esprit de Sarah s'orienta vers une illusion d'optique.

 Petit rire en échos. Le faisceau de la lampe s’éteignit, les plongeant dans un clair-obscur grisâtre. Sarah hurla. La végétation prenait vie autour d'elle, les branches semblaient bouger, comme si elles s’étiraient vers elle avec des craquements sinistres.

 - Qu’est-ce que tu fous ? Rallume cette putain de lampe ! hurla-t-elle.

 On entendait le bruit d’une paume qui tapait nerveusement sur le culot métallique de la lampe-torche. En vain.

 - T’inquiète, j’ai une pile de rechange !

- Alors change-la vite, cria encore Sarah, terrifiée.

 Adrien fouilla dans une poche de son blouson, saisit la pile puis dévissa le culot de la lampe à la hâte. Dans sa précipitation, la pile neuve tomba dans la végétation.

 - Quel con ! hurla Sarah.

 Adrien se mit à genoux et fouilla les fougères. Au-dessus, Sarah grelottait de peur en se frottant les bras.

 - Dépêche-toi, dépêche-toi, suppliait-elle d'une voix aiguë en trépignant sur place.

- Ah, je l’ai ! exulta Adrien.

 Le jeune homme se releva, mit la pile neuve à l’intérieur du manche, revissa le culot avant de pousser le bouton. Le puissant faisceau lumineux jaillit dans l’obscurité comme un éclair dans la nuit. Juste devant eux, des mouvements agitaient les fougères.

 - C’est quoi ça ! hurla Sarah.

 Le faisceau balayait les fougères. Quelque chose les agitait, un petit animal sans doute. Mais pourquoi ce petit animal ricanait-il ?

 Courageux en diable, Adrian s’approcha à pas feutrés. Elles ne pouvaient pas être là, il le savait. Sarah laissait passer un petit sifflement aigu entre ses lèvres. Elle était légèrement en retrait, prête à courir comme une folle pour échapper à ces choses. Adrien écarta les fougères qui s’agitaient encore. Deux yeux jaunes se reflétèrent dans la lumière, deux grands yeux effrayants ! Le jeune homme poussa un petit rire soulagé.

 - Regarde ce qui nous effraie, une chouette effraie qui a attrapé une saleté de mulot !

 Le volatile s’envola dans un claquement d’ailes, emportant avec lui sa proie qui couinait encore de cris douloureux. Sarah souffla, heureuse que ce ne soit qu’un maudit oiseau. Cependant, comme attiré par la lumière au bout du tunnel, son regard se porta sur cette lueur, synonyme d’espoir. Mais aucune fenêtre ne pouvait être encastrée dans le sol, les vitres face au ciel. Une légère brise soufflait, irisant sa surface d’infimes vaguelettes. 

 - De l’eau ? murmura-t-elle surprise.

 Ses yeux s’habituaient à l’obscurité grisâtre. L’eau s’étirait vers l’est, en un filet encore discret et à peine perceptible. Sarah ne comprenait pas. Elle ne pouvait pas se trouver là, si près de Pâle Ruisseau qui emmenait les promeneurs vers l’est. Redcrik était à l’ouest, c’est-à-dire l’exact opposé. 

 - Qu’est-ce qu’on fait là ? murmura-t-elle, l’angoisse au summum.

 Un violent coup dans le dos la projeta en avant. Elle fit trois pas désarticulés avant de tomber lourdement dans les dernières fougères avant une zone clairsemée. Le poignet réceptionnant sa chute craqua. La douleur était si intense que son cri resta coincé dans sa gorge. Le pied d’Adrien vint l'immobiliser en écrasant son dos.

  - Elles t’attendent ! hurla Adrien.

- Qu’est-ce que tu…fais, gémit Sarah ventre à terre, les lèvres noircies par l'humus.

- Je n’avais pas le choix ma chérie, Elles...Elles…

 Des craquements. Sa voix se brisa. Adrien releva brusquement la tête.

 Les sœurs jumelles étaient là, face à eux, leurs longs cheveux noirs tombant sur leur visage pâle, leur corps collé à une blouse humide souillée de boue. À travers, on distinguait les clavicules et les côtes. Une partie du tibia et le pied droit manquaient à Alexandrine, ce qui ne l’empêchait pas de se tenir droite comme un I. Le souvenir de ce traumatisme hantait toujours sa mémoire, Alexandrine entendait encore le bruit de la scie amputant la cheville du pied manquant. Son bourreau ne l’avait pas endormi, il l’avait juste empêché de crier avec un bâillon dans la bouche.

 Un peu plus loin derrière les sœurs jumelles, la mare s’agitait de remous. Une tête jaillit hors de l’eau, reprit bruyamment sa respiration. Virginia lança ses bras sur la rive et tenta de regagner la terre ferme en plantant ses doigts blanchâtres dans la boue. Depuis plusieurs mois, elle essayait de s’enfuir, mais personne ne pouvait échapper à la malédiction des sœurs jumelles. Pâle ruisseau était la porte d’entrée vers tous les miroirs de Redcrik, il était les yeux des filles maudites et tôt ou tard, elles finissaient par vous retrouver. Si seulement Virginia comprenait qu’elle était morte…

 Les genoux de Suzanne et Alexandrine craquèrent dans le silence dégoûtant de la forêt. Elles s’allongèrent et rampèrent vers Sarah, poussant des râles asthmatiques. On aurait dit des chauves-souris au corps désarticulé. Ou des araignées avec des pattes cassées. Au bout de leurs doigts arqués, leurs ongles noirs et pointus arrachaient à la terre des gémissements. Tels des chiens reniflant l'air, leur tête était relevée, un peu en arrière, et leurs lèvres bleuâtres lassaient entrevoir leurs dents cassées à coups de pierre. Les yeux bicolores, blancs et noirs, roulaient dans leurs orbites.  

- Elle est belle, cracha Alexandrine près de Sarah, aussi charmante que moi, hi hi.

- Non, que moi, ricana Suzanne avec une voix aussi vieillotte que celle de sa soeur.

- Laissez-moi, je vous en supplie, geignit Sarah qui peinait à respirer sous la pression du pied d’Adrien.

- Il est trop pour ça très cher, l’os a parlé.

- Non, je connais votre histoire, il faut toucher l’os sacrificiel, grimaça Sarah le souffle court. Et je n’ai pas touché l’os...

 Les sœurs jumelles se relevèrent sèchement comme des vampires de leur cercueil.

 - La famille de Virginia est maudite, siffla Alexandrine d’une voix stridente.

- Mais si un membre de sa famille désire faire un échange, on peut discuter ! ricana Suzanne. N’est-ce pas Adrien ?

 Accompagnée d’un craquement, la face grimaçante de Suzanne se tourna sèchement vers le jeune homme au regard las et humide.

 - Virginia est…ma cousine, souffla Adrien la voix chevrotante. Je suis navré Sasa, c’était un pari stupide, je…je ne croyais pas que la légende était vraie !

- Bien sûr que nous sommes vraies, ricanèrent les sœurs jumelles, tout en chair et en boue !

 Sans les regarder, Adrien termina la plaidoirie du lâche :

 - Je les appelais avec mes potes devant un miroir et…et depuis, les sœurs jumelles me hantent chaque nuit ! dit-il à bout de nerfs.

 Sa poitrine tressautait, sa respiration hoquetait comme un moteur qui ne voulait pas démarrer.

 - Oui, dirent les sœurs jumelles d’un ton méphitique, nous adorons la famille de Virginia, mais si une autre famille veut bien se joindre à nous, alors que la fête continue !

 Elles ricanèrent comme de vieilles sorcières et s’amusèrent à titiller le visage de Sarah avec des mèches de leurs cheveux sales.

 - Adrien non, je t’en supplie…je…je suis enceinte.

 Adrien écarquilla les yeux, son visage marqua la stupeur et la pression de son pied se relâcha doucement. Sarah attendait un enfant, un enfant de lui ! Mais retrouver une vie normale n’était-il pas plus important qu’un fœtus qu’il ne désirait pas ? Sans doute puisqu’il appuya de nouveau son pied contre le dos de sa petite amie.

 - Désolé, souffla Adrien résigné, je…je n’ai jamais voulu d’enfant de toi, ajouta-t-il en rappuyant son pied contre son dos. Ton sacrifice m’aidera à retrouver une vie normale.

- Non…non…pitié…tu…tu ne peux faire ça. 

- Comme c’est touchant ! ricanèrent les sœurs jumelles, ça nous donne envie d’aller au théâtre !

 Au lieu de cela, Suzanne et Alexandrine attrapèrent Sarah par les cheveux et, en poussant des petits cris suraigus, la trainèrent vers le ruisseau. Sarah hurlait, gesticulait, son corps laissait la trace d’une limace géante dans la boue. Allongée sur la rive, Virginia regardait la scène en silence, se demandant qui était cette fille. Puis elle regarda le jeune homme sous les chênes qui bordaient Pâle Ruisseau. Un infime instant, une image passa devant ses yeux, une image colorée, avec un ciel bleu, un champ vert, et des rires d’enfant entre les épis de maïs.    

 Près de l'eau pâle reflétée par le clair de lune, les jumelles commencèrent à plonger la tête de Sarah sous l’eau en chantonnant « Promenons-nous dans les bois pour voir si les sœurs n’y sont, si les soeurs y sont, ELLES TE BOUFFERONT ! ».

 L’une croqua dans l’épaule de Sarah, l’autre dans la cuisse. Le bruit de la chair décollé de l’os fit vomir Adrien. Une trainée de bile dans les feuilles mortes traça sa retraite. Quand il n’entendit plus le moindre hurlement de douleur, il prit son téléphone dans la poche intérieure de son blouson et demanda à son meilleur ami de ramener la voiture au parking…

 

À suivre : des cris dans le lavabo (Virginia 3)