samedi 16 décembre 2017

Fausses couches



J’entends encore ses cris. Ceux de ma femme, pendant sa première fausse couche. Je revois son visage tordu de douleur, ses mains crispées et ce sang, tout ce sang qui coulait de son ventre et qui formait une grosse tache rouge sur sa robe blanche, celle que j'avais achetée pour le mariage. Pourquoi l’a-t-elle essayé ce jour-là ? Pour un homme comme moi, ça reste incompréhensible, c’est comme si elle l’avait fait exprès. Elle me hurlait que non pendant qu’elle perdait le fœtus, que c’était le hasard. Le hasard fait mal les choses comme on dit. Je l’ai cru après deux ou trois heures, je ne sais plus, mais ce qui compte, c'est que j’ai fini par appeler les secours.

Après sa première fausse couche, plus rien n’a été comme avant entre nous, plus rien. Quelque chose s’est brisée. Peut-être être son bras ou sa jambe, je ne sais plus, car je devenais complètement fou. Il faut me comprendre aussi, je faisais des heures supplémentaires pour payer le traitement qui la rendait fertile, pour lui acheter sa robe de mariée, une moquette neuve, la bouffe du chien et voilà comment elle me remercie ? Mon père disait que les femmes étaient des ingrates et des salopes. J'ai su qu'il avait raison quand j’ai ramassé le petit corps dégueulasse de la gamine avant de le jeter aux ambulanciers. D’ailleurs, c’était dingue cette couleur bleue, à croire que ma femme avait accouché de la schtroumpfette !   

Heureusement, on s’est pardonné. Elle s’est excusée d’avoir perdu notre fille et de m'avoir poussé à lui casser quelque chose, je l’ai excusée d’avoir niqué la robe et la moquette. On a donc recommencé, on a donc repris le cycle infernal insémination, médicaments, visites hebdomadaires à l’hôpital avec une batterie d’examens qui durait d’interminables heures. Enfin pour elle, car moi je bossais ou je regardais le sport à la télé. J’adore le sport, tous les sports, et rien de tel qu’un bon match de football américain pour oublier toutes les conneries que faisait ma femme. 

Trois mois, ma femme n’a pas tenu trois mois avant de perdre notre deuxième enfant. À croire qu’elle cherchait à battre un record. Quelque chose s’est encore cassé. C’était le manche de ma batte de base-ball sur sa tronche. Strike !  Au moins j’avais le silence, je ne l’entendais plus gueuler. De toute façon, j’avais eu la bonne idée de l’enfermer dans le cabanon au fond du jardin. J’avais trop peur qu’elle nique la moquette neuve que je venais de poser dans toute la maison. Le seul truc que je n’avais pas prévu c’était la légère pente du cabanon. Les eaux ont coulé jusqu’à la niche de Razor, mon pitbull. Il est devenu fou. Quand j’ai vu que le truc par terre ressemblait à une autre ingrate schtroumpfette, je me suis dit que je n’allais pas appeler les secours et j’ai nourri le chien.  

Forcément c’est devenu tendu, très tendu entre nous. Aussi tendu d’ailleurs que la chaîne autour de son cou. Je lui ai promis la liberté dès qu’elle m’aura fait un garçon. Elle m’a cru et on a baisé comme des bêtes. Avant qu’elle m’annonce être enceinte, j’avais fait un rêve prémonitoire, j’ai rêvé que j'étais papa d’un petit garçon. La plus belle période de ma vie. Il était donc hors question que je perde mon futur champion. C’est pour ça que le jour où elle m’a dit qu’elle était enceinte, je l’ai assommée avant de lui couturer le sexe. Comme ça, le foetus ne bougerait pas d'un poil !

Tout se passait bien, son ventre s’arrondissait, grossissait comme jamais auparavant. Elle criait aussi comme jamais auparavant. J’ai dû la bâillonner. Quand son ventre a explosé, j’ai su que mon petit était perdu. Enfin quand je dis perdu, je veux dire mort, car je l’ai retrouvé empalé sur la pointe de la pioche au fond du cabanon. La salope, je suis sûre qu’elle l’a fait exprès !

Cette horreur a acté notre séparation. Enfin je veux dire la sienne en…plusieurs morceaux. Faut me comprendre aussi, j’étais fou de rage, elle venait de balancer mon gamin contre la pioche ! J’ai fait pareil avec ses bras et ses jambes sauf que ce n’était pas contre la pioche, mais dans l’auge aux cochons. Ils ont tout bouffé ! Au moment de leur donner sa gueule et son torse, mon chien m’a fait les yeux doux. Et lui qui adorait ma femme, je peux vous dire que ça été l’amour fou ! D’ailleurs, puisque vous avez une bonne tête monsieur le policier, je peux vous dire qu’un chien qui a goûté à ce genre de viande ne peut plus s’en passer. J’en ai eu la confirmation le mois dernier, quand la sale gamine du voisin est venue chercher son ballon rose dans le jardin. Razor et les cochons l’ont adorée !

Voilà, vous pouvez repartir dans votre commissariat avec l’affaire de sa disparition élucidée ! Ah non, j’ai juste oublié un truc : il était bon le saucisson ?


 Voilà, vous pouvez repartir dans votre commissariat avec l’affaire de sa disparition élucidée ! Ah non, j’ai juste oublié un truc : il était bon le saucisson ?





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dimanche 26 novembre 2017

Les Etrangers



Journal des Étrangers.

Ma mère avait de sales manies. Par exemple, elle mettait toujours le même modèle de chemise de nuit. Blanche et serrée, son vêtement moulait son corps squelettique dont j’apercevais les clavicules saillantes, les maigres tibias, les pieds osseux. Le soir, quand j’étais au lit, elle m’embrassait rapidement le front, les joues, la poitrine avec un détestable bruit de succion. Enfant, ça me faisait rire mais ado, ça devenait carrément lourd.

Vers 10/11 ans j’ai commencé à lui dire d’arrêter. Ça ne lui plaisait pas et elle se mettait aussitôt à chouiner en sortant de la chambre à reculons, les jambes à moitié pliées, les bras écartés. Ce que je détestais le plus c’était les craquements de ses pieds et de ses épaules quand elle reculait. Elle penchait aussi la tête en avant, laissant tomber ses longs cheveux noirs sur son pâle visage.

Après être sortie de ma chambre, j’entendais ses pas dans le couloir. Selon leurs bruits, je devinais où elle se rendait ; ça pouvait être sa chambre, le canapé du salon, ou, quand une porte grinçait, elle descendait à la cave. Parfois j’entendais le tapotement rapide de ses pieds nus sur le carrelage du couloir. Ma mère revenait.

Elle laissait toujours la porte de ma chambre entrebâillée. J’entendais le sifflement de sa respiration juste derrière. Parfois elle claquait violemment la porte en poussant un cri, parfois, les ongles pointus de sa main squelettique passaient par l’ouverture et tapotaient l’interrupteur. En plus elle gloussait, comme si elle prenait un malin plaisir à m’effrayer. Plus grande, je lui hurlais d’arrêter ça. Elle me répondait alors que ce n’était pas de sa faute, que sa mère l’avait éduqué ainsi pour la protéger des Étrangers.

Maman vérifiait la présence des Étrangers à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Le pire c’était la nuit, quand j’entendais la moquette crisser sous ses pas. Je devinais qu’elle était là, immobile, statue obscure dans la pénombre. J’osais à peine respirer, je me demandais toujours ce qu’elle ferait après.

C’était changeant. Parfois, elle ouvrait le placard et l’inspectait avec minutie, parfois elle s’y glissait silencieusement et s’y enfermait. Derrière la porte, elle chuchotait que des Étrangers pouvaient venir me prendre, qu’elle devait me surveiller. Parfois, j’entendais sa respiration sifflante sous mon lit, quand elle s’y était allongée. Elle me disait que des Etrangers pouvaient aussi se cacher-là et attendre que je m’endorme pour me prendre pendant mon sommeil. J’étais terrifiée mais avec l’habitude, je finissais par m’endormir.

Un peu avant mes 14 ans, elle m’a annoncé être enceinte, qu’un Étranger l’avait prise dans son sommeil. J’ai alors compris qu’elle parlait des hommes et j’ai aussi compris que ma mère était vraiment cinglée. J’avais un petit ami à l’époque. Il s’appelait Steven et il était vraiment super cool avec moi.

Ma mère m’a fait deux cadeaux d’anniversaire : ma petite sœur Cassandre et l’arrivée à la maison de mon beau-père Roger. C’est la première fois qu’il y avait un homme à la maison. Elle a installé ma soeur dans un tout petit lit près du mien tandis que Roger mettait ses affaires dans la chambre à ma mère. Roger était un petit bonhomme sympa, il n’avait rien d’un effrayant Étranger, capable de me faire du mal. J’avais enfin une vie de famille. Mais cela n’a pas duré très longtemps.

                Quand petite sœur a été en âge de marcher, elle a commencé à venir dans mon lit. Elle disait que maman l’embêtait, qu’elle lui faisait des chatouilles et que ça la réveillait. Je me souviens de son adorable petite phrase « maman chatouille moi et rigole moi ». Je lui répondais de ne pas avoir peur, que maman était très gentille et qu’elle adorait sa petite fille chérie.

Pourtant, une nuit où des gémissements me parvenaient, ma mère a franchi la limite. Cassandre m’avait rejoint dans mon lit et m’avait chuchoté que maman allait revenir. Peu après, j’ai entendu les cliquetis de la poignée de ma porte. Ma mère est entrée sans faire de bruit, si ce n’est le craquement involontaire de ses chevilles. Elle s’est dirigée vers mon bureau, a ouvert un tiroir, a pris une paire de ciseaux, l’a levé en s’approchant de mon lit. Sa petite voix susurrait « Cassandre est abimée, je vais la réparer, Cassandre est abimée, je vais la réparer ». C’était trop, je devais protéger ma petite sœur, j’ai lui ai hurlé de partir.

Ma mère a alors crié que l'Étranger avait abîmé Cassandre, qu’il lui voulait du mal, puis elle s’est enfuie en pleurant comme une petite fille. J’ai senti quelque chose tomber sur mon visage : c’était une aiguille avec du fil. J’étais complètement traumatisée et je ne savais plus quoi faire.

Le lendemain, pendant que ma mère était au boulot, j’ai parlé à Roger de ce qui s’était passé cette nuit-là. Il ne m’a pas paru surpris, trouvait ma mère égale à elle-même, parfois bizarre, souvent gentille, mais que ses insomnies n’arrangeaient pas son caractère lunatique. D'ailleurs, ça allait moins bien entre eux, ils se disputaient de plus en plus pour des broutilles. J’ai aussi remarqué que Roger transpirait beaucoup, que son visage était plus pâle, que des tremblements agitaient souvent ses joues. Il m’a affirmé ne pas être malade mais que les insomnies de maman finissaient par perturber ses nuits.

Son regard aussi avait changé, il ne me regardait plus comme au début, sans doute à cause de ma poitrine qui avait grossi ces derniers temps. Il disait aussi des trucs bizarres sur petite soeur, des trucs malsains. Ses paroles, ses regards auraient dû m’alerter, j’aurais dû être plus méfiante, mais c’est arrivé comme ça aurait pu arriver à n’importe quelle jeune femme ayant trop fait confiance aux Etrangers.

Ma mère est arrivée juste après mon viol. Elle était folle de rage. Roger a certifié qu’il ne m’avait rien fait, que j’étais complètement tarée, qu’à 16 ans, il fallait peut-être que j’arrête de jouer à la poupée ! Puis il est parti, je ne l’ai jamais revu.

Ma mère a repris ses manies après mon viol. La nuit, elle passait encore plus de temps à nous surveiller, à chouiner, à dire qu’elle n’aurait jamais dû inviter un Étranger dans cette maison et qu’il pourrait revenir sous une autre forme. Je n’ai pas trop compris ce qu’elle avait voulu dire par « autre forme » jusqu’à ce qu’une nuit, après qu’elle eut quitté mon placard, je la suive dans le couloir…

Elle est descendue au sous-sol, dans cette cave que les flics avaient fouillé quelques jours plus tôt à cause de la disparition de Roger. Cet endroit m’avait toujours fichu la frousse. Je l’ai découvert à l’âge de cinq ou six ans, lors d’une après-midi ensoleillée où je m’amusais à fouiller la maison. J’avais pourtant interdiction formelle d’y descendre mais vous connaissez les enfants, ils n’en font parfois qu’à leur tête.

 Je n’y suis pas restée longtemps ; on aurait dit un lieu hanté par quelque chose d’horrible. De grandes fissures balafraient les briques rouges des murs et un tas des cartons éventrés jonchaient la terre battue. Et puis j’ai entendu des geignements, des râles plaintifs. J’ai hurlé en remontant à toute vitesse les escaliers. Ma mère se trouvait dans le jardin. Elle s’est précipitée vers moi, m’a consolé avant d’apercevoir les traces de terre battue autour de mes semelles. La cave m’était strictement interdite. Je me souviens encore de la douleur de mes côtes cassées. Elle a dit aux autorités que j’étais tombé dans les escaliers de la cave.

Cette nuit-là donc, j’ai retrouvé ma mère assise sur un tabouret au milieu des cartons éventrés de la cave. Elle se rongeait les ongles en balançant la tête d’avant en arrière. Je l’ai appelée plusieurs fois mais elle ne m’a pas répondu. Je me suis doucement approchée d’elle et… j’ai entendu des geignements. J’étais tétanisée. Ma mère a alors levé sa main squelettique vers le mur face à elle et de l’autre main elle m’a fait « chuuuuttttttttt ». Ce n’était plus des geignements que j’entendais, mais les grattements d’ongles entre des sons étouffés, comme si quelqu’un était bâillonné derrière le mur. Ma mère m’a alors expliqué que c’était un Étranger.

 Le lendemain, ma mère m’a montré une photo et une coupure de journal : un parfait inconnu posait sur la photo et sur la coupure de journal, un fait divers mentionnait la disparition d’un homme soupçonné de viol sur une jeune fille. Elle m’a avoué que ma grand-mère était responsable de cette disparition et qu’elle-même avait été la victime d’un Étranger.

Depuis mon viol, je trouve que les Étrangers ont de sales regards sur moi et ma petite sœur. J’ai mis un couteau dans mon sac à main et un dans ma table de nuit. Steven aussi me regarde très différemment depuis que ma mère m’a autorisée à lui présenter petite sœur. Il a envie d’elle, je suis sûr qu’il a envie d’elle, qu’il veut la violer. C’est dégueulasse. Hier, je me suis énervée contre lui à cause de ses regards et de ses mensonges sur petite. Alors j’ai mis un somnifère dans sa boisson puis je l’ai attaché au lit avant de le bâillonner. Je ne veux plus qu’il regarde petite sœur avec ces yeux-là ! Plus jamais. Sinon, je lui crèverai les yeux avec les ciseaux de maman !

Je suis enceinte de mon beau-père. On ne se fait pas avorter dans la famille. C’est une fille. Quand je sors dans la rue, les hommes posent des regards malsains sur mon ventre déjà rond. Steven a disparu. Je le déteste ! J’élèverai ma fille avec ma mère comme grand-mère l’a fait avec maman et je vais lui apprendre à se méfier des Étrangers, même la nuit.


Conclusion de l'enquête : Ce journal ne donne aucune preuve sur la culpabilité de la mère ou de la fille quant à la disparition de Steven ou de Roger. D’après les analyses gynécologiques, mademoiselle Crown est toujours vierge. L’éducation « étrange » de sa mère est responsable de ses troubles psychotiques et de l’altération de son processus sensoriel de type hallucinatoire. En effet, la petite Cassandre n’était qu’une affreuse poupée nue de 66cm offerte par sa mère pour ses 14 ans. Dans le ventre de cette poupée, nous avons retrouvé des esquilles d’os qui, après analyse génétique, se sont révélés être ceux de son « père » disparu 16 ans plus tôt. Les traces de griffes retrouvées derrière les murs de la cave restent inexpliquées à ce jour, ce qui laisse notre affaire ouverte et la classe dans le dossier « Disparitions inquiétantes ».  

Cette creepy est tirée du livre "Peur"






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lundi 30 octobre 2017

L'application HOLE 2

Infecté



L'application




Bonjour à tous. Vous trouverez ci-dessous un copié/coller d’un commentaire faisant suite à l’émission consacrée à la vague de suicides touchant toutes les générations. Ce commentaire est le plus pertinent de la centaine que j’ai pu lire, celui qui correspond le mieux aux évènements qui se produisent chez moi depuis hier soir. Par ce message, j’espère apporter un éclaircissement à tous ceux qui doutent que la tendance suicidaire va augmenter, à moins de la comprendre et de s’en débarrasser.
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« Bonsoir. Mon prénom est Nicolas. Suite à l’émission sur les suicides, je voudrais apporter mon témoignage. Je ne ferais pas de commentaires sur cette émission mais je la juge quand même à côté de la plaque. On évoque beaucoup de causes pour comprendre ce qui se passe, mais aucune ne détient vraiment la vérité. Je suis conscient que tout ce qui touche au paranormal est risible dans les médias et qu’on ne le diffuse qu’à titre de divertissement. Pourtant, ce qui est arrivé à ma meilleure amie n’est pas vraiment explicable par des faits rationnels. Moi-même, j’ai toujours du mal à croire ce que j’ai vu et pourtant, ELLES ont bien tué ma meilleure amie.

Elle s’appelait Florence. On a grandi ensemble, étudié, fait les 400 coups. On partageait nos peines de cœur, nos petits bobos, nos joies. On ne s’est jamais séparé et en plus, on était presque voisin puisqu’elle habitait à une rue de la mienne. Il y a quelques jours, elle m’a demandé de la conseiller pour l'achat d'un nouveau téléphone portable. Le sien venait de lâcher, un vieil appareil datant de la Seconde Guerre mondiale. Nous nous sommes donc rendus dans une petite boutique du centre-ville et après plusieurs conseils, elle a opté pour un smartphone dont je tairais la marque, mais qui commence par S. Alors que nous allions passer à la caisse, une jeune cliente a hurlé en lâchant son appareil. Elle tremblait de tout son corps en pointant du doigt le téléphone qui avait explosé sur le carrelage. Puis elle est partie en courant. On a tous bien ri, on s’est tous dit qu’un vendeur lui avait installé un screamer pour lui faire peur.

Un crissement de freins puis un choc sourd. On a tourné la tête vers la vitrine, on a juste vu la fin de l’accident, quand la fille s’est écrasée sur le béton avant qu’une autre voiture ne lui roule dessus. Son corps désarticulé était horrible à voir. Il y a eu des cris, la panique puis un attroupement, les secours. Même si Florence était bouleversée, elle a quand même acheté son appareil puis je l’ai raccompagné chez elle. Inutile de préciser qu’on se sentait vraiment mal tous les deux. Cette pauvre jeune fille, son corps désarticulé, sa fin tragique, la tristesse de sa famille.

Ressassant ces images morbides en boucle, j’ai eu du mal à trouver le sommeil cette nuit-là. Je me demandais de quoi cette fille avait eu si peur pour traverser la rue comme une folle. D’après le journal du lendemain, c’était une fille équilibrée et son entourage ne comprenait pas les raisons de son geste. Oui, vous avez bien lu, les raisons de son geste, son suicide. Dans l’article, il n’était fait nulle part fait mention de l’incident dans la boutique, le journaliste le jugeant sans doute sans intérêt.

C’est dingue comme on peut se sentir mal quand on voit un truc pareil. Florence m’a appelé le soir de cet accident ; c’était un vendredi. Elle était dans le même état que moi, aussi angoissée. Au téléphone, je lui ai proposé plusieurs fois de se changer les idées, mais elle a refusé, préférant la sécurité de son appartement au monde extérieur. On a donc passé notre week-end enfermé, a ressassé ce dramatique accident.

Elle m’a rappelé le dimanche soir alors que je comatais devant ma télé. Sa voix m’a glacé le sang. Elle bégayait, elle semblait choquée, elle me répétait avoir vu une petite silhouette traverser très vite le couloir avant d'entrer et de claquer la porte de sa chambre. Elle a aussi entendu un rire une enfant. Je n’ai pas su quoi répondre, je lui ai juste demandé si la porte d’entrée était bien verrouillée. Elle l’était, comme l’était la porte de la salle de bains où elle s’était enfermée.

Il était 19 heures quand je suis arrivée à son appart. Elle m’a serrée fort contre elle. Son corps tremblait comme une feuille. Jamais je ne l’avais vue dans cet état. Elle était encore plus choquée qu’après l’accident de la fille. J’ai aussitôt commencé la fouille son appart et comme je m’y attendais, je n’ai rien trouvé. Elle a fini par sourire, s’est traitée de folle. L’expression angoissée de son visage trahissait toutefois ses paroles, je ne la sentais pas très rassurée de rester seule. Je lui ai donc proposé de rester, mais elle m’a répondu que ce n’était pas la peine, qu’elle se faisait des idées par rapport au suicide de la fille, qu'elle la revoyait courir dans l'appart. C'était une hallucination, juste une hallucination. Je n’ai pas insisté, même si avant de rentrer, on a causé un peu des nouvelles fonctionnalités de son smartphone.

On s’est retrouvé à l’université de Laval le lendemain. Florence était une fille coquette, prenait le temps de se coiffer, de se maquiller discrètement, mais joliment. Ce matin-là elle avait une mine épouvantable, on aurait dit un zombie en phase terminale. Bavarde comme une pie, c’est à peine si elle m’a causée. Toute la bande s’est inquiétée de son absence, et je n’avais pas très bien compris ce qu’ils entendaient par « absence ». Je l’ai compris seulement après ce qui s’avéra être une soirée cauchemardesque.

Après l’avoir raccompagné jusqu’au pied de son immeuble, je suis rentré chez moi en me demandant ce qui se passait dans la tête de mon amie. J’ai tergiversé un peu avant de l’appeler. Elle m’a répondu d’une voix glaireuse et sifflante, c’était horrible à entendre. J’ai même cru qu’elle était en train de se pendre et qu'elle me causait en même temps ! Sans réfléchir, j’ai foncé chez elle.

Sa porte était à moitié ouverte. Je suis entré en l’appelant. Les bras le long du corps, elle se tenait au milieu du couloir de l’entrée. Son visage était très pâle, ses cheveux châtains semblaient avoir été noircis avec de la suie et des gerçures fendillaient ses lèvres. De plus, un peignoir blanchâtre couvrait son corps filiforme alors que sa tenue « confortable » pour chez elle c'était tee-shirt/jean. Un très léger sourire marquait le bas de son visage. Mais ce n’était pas un sourire de complicité comme avant, c’était un sourire que j’aurais aisément qualifié d’inquiétant si je ne connaissais pas Florence.

L’appart était incroyablement silencieux. Elle n’avait pas fait « péter » ses musiques préférées ni la télé. En fond sonore, il me semblait entendre un chien hurler à la mort derrière l’une des vitres de l’appart. Je n’y ai plus prêté attention.

On s’est installé sur le canapé et on a un peu discuté. Enfin non, c’était plutôt un monologue, car elle ne disait rien, hochait seulement la tête sans cesser de fixer l'écran de son fichu smartphone. Je me suis un peu énervé, je lui ai dit qu’elle pourrait au moins s’intéresser à la conversation. C’est alors qu’elle a tourné la tête vers moi et m’a dit de sa voix glaireuse :

« La petite fille du téléphone, tu crois qu’elle va sortir ? »

J’ai grimacé, je n’ai pas su quoi répondre. Après un court temps de réflexion, j’ai répondu à sa question par une autre question :

« Quelle petite fille ? »
« Celle qui est tombée dans le puits, elle va revenir ? »

Là, je me suis dit que ma meilleure amie avait totalement perdu l’esprit. Je ne savais pas comment réagir si ce n’est par un petit sourire de compassion, du genre « ta blague est bonne, mais pas tant que ça en fait ».

Alors qu’entre nous s’installait un silence assez angoissant, j’ai entendu des tapotements derrière moi, comme si un gosse courait pieds nus sur le carrelage. Je me suis retourné et forcément je n’ai rien vu. C’est alors que Florence m’a sorti d’une voix plus joyeuse :

« Elle est déjà sortie, elle va jouer avec moi toute la nuit tu sais ! »

Sa voix m’a glacé le sang, enfin ce n’était pas sa voix, mais celle d’une enfant. J’ai senti de la sueur froide couler dans mon dos. Florence n’arrêtait pas de me fixer et comme le jour déclinait rapidement, du moins c’était ma perception des choses, seule la lumière de son smartphone éclairait son visage, creusant l’orbite de ses yeux, exagérant la taille de ses pommettes, donnant à sa bouche l’aspect d’un trou. J’ai franchement eu l’impression qu’elle était…morte.

« Et toi, tu veux jouer avec nous ? » a-t-elle grondé de son étrange voix rauque en me tendant son téléphone au ralenti.
« …Nous ? » ai-je balbutié très mal à l’aise. « C’est qui, nous ? »

Elle n’a rien dit. J’ai un peu hésité avant de prendre son appareil, peinant à détacher mon regard de sa silhouette fantomatique. À cet instant, je n’avais qu’une seule hâte : allumer la lampe du salon, mettre la télé, faire quelque chose de rassurant quoi !

Pendant un bref moment, j’ai cru qu’elle me proposait de jouer avec son smartphone ce qui, de toute façon, ne m’aurait guère rassuré, puisque j’avais l’impression qu’un cadavre était tranquillement assis à un mètre de moi, attentant le meilleur moment pour me hurler dessus.

« Hole », c’était le titre inscrit en rouge sur le fond clair-obscur de son téléphone (cliquez ici pour un aperçu). C'est ce qu'elle fixait pendant mon monologue. J’ai plutôt été surpris, je m’attendais vraiment à autre chose, à un jeu pour dire vrai. J’ai haussé les épaules, j’ai effleuré l’écran. J’ai aussitôt senti un petit fourmillement au bout de mon doigt avant qu’un puits grisâtre au milieu d’un jardin en friche n’apparaisse. Bien sûr, j’ai aussitôt pensé à ce fameux film japonais « Ring » et vu l’ambiance de l’appart, je n’avais aucune envie de voir la petite fille sortir du puits (cliquez ici pour un aperçu) et coller son œil blanc-noir à l’écran. Florence était froussarde, j’étais vraiment surpris qu’elle télécharge ce genre d’application et au moment de lui demander…

Un petit rire derrière moi m’a fait tressaillir. Je me suis vivement retourné, mais je n’y voyais plus rien. Les tapotements de pieds ont recommencé, mais ils étaient plus lourds, comme une grande femme marchait pieds nus sur le carrelage. J’étais complètement tétanisé et carrément effrayé quand ces pas ont semblé grimper sur le mur à côté de moi avant de faire craquer le plafond.

Une main glaciale m’a saisi le poignet. J’ai hurlé. La main semblait sortir de l’écran du smartphone que j’ai aussitôt lâché. Heureusement, cette main appartenait à Florence qui s’était quasiment collé à moi sans que je m’en rende compte. Elle m’a alors chuchoté à l’oreille :

« On va bien s’amuser, tu vas voir ! »

Je l'ai regardé et j'ai hurlé en me jetant en arrière. Ses yeux étaient laiteux, elle n’avait plus de nez, pas de bouche entre ses joues creuses et sa tête était penchée d’un côté comme si son cou était cassé. Les pas du plafond sont redescendus vers moi puis ont cogné le carrelage. J’ai bondi du canapé et j’ai foncé vers l'entrée quand on m’a attrapé la tête et tiré violemment en arrière. C’est alors que j’ai entendu :

« Tu te souviens de la fois où tu m’as fait boire la tasse, Nico ? »
« Lâche-moi putain ! » ai-je dit en me débattant.

Sur ma gauche la salle de bains s’est éclairée. À l’intérieur, Florence a rapidement tiré le rideau de douche. Celle qui me tenait la tête était donc cette chose que je ne pouvais voir. L’eau du robinet de la baignoire coulait à flots, c’était assourdissant !

La chose m’a lâché, la porte de la salle de bains a claqué. Je suis brièvement tombé à genoux avant de me relever et de m’acharner sur la poignée de la porte qui a bien sûr refusé de s’ouvrir. Derrière moi, l’eau faisait toujours autant de vacarme.

Un cri perçant. Je me suis retourné. Florence se débattait dans l'eau. Des mains bleuâtres la tiraient vers le fond de la baignoire. Autour de son corps gesticulant, une longue touffe de cheveux noirs semblait vouloir l’étouffer. Elle a réussi un court moment à sortir la tête de l’eau et a hurlé mon nom en me tendant la main. Je n’ai pas réfléchi, c’était ma meilleure amie, et je me suis précipité pour tenter de la sauver.

Sa main était si froide glaciale que j’ai failli la lâcher. J’ai serré les dents et j’ai attrapé son avant-bras avec mon autre main pour tirer du plus fort que je pouvais. Je ne me rendais même pas compte que j’étais pris dans un engrenage effrayant, que tout ça n’avait pas de sens, que j’étais comme un sprinter fou qui devait atteindre la ligne d’arrivée ou mourir.

Puis tout s’est arrêté, le vacarme, la noyade, les pas dans l’appart, tout. Florence avait les yeux grands ouverts au fond de sa baignoire. Ses longs cheveux châtains formaient une couronne flottante autour de son visage livide, ses mains bleuâtres tenaient une énorme pierre sur son ventre. Je ne sais pas combien de temps j'ai hurlé avant d’appeler le SAMU…

Le rapport d’autopsie a estimé sa mort entre 20 heures et 21H, faisant de moi le coupable idéal, le petit copain jaloux et trop passionné. Ce fut mon premier moment d’effroi, mais il n’a duré qu’une poignée de secondes. Le second a été quand j’ai appris par les flics que Florence était morte 48 heures plus tôt, le samedi soir. Je n’arrivais pas à le croire puisque je l’avais vue chez elle dimanche soir et lundi à l’université. Seulement, personne d'autre que moi ne l’avait vue à l’université, personne ! Un bulletin d’absence a même été rédigé à son nom ! Dans ce cas, j'ai demandé au flic ce que je foutais dans son appart le lundi soir ? Il m’a alors donné une réponse des plus étranges, il m’a dit que je frappais comme un malade à la porte de son appart et que le chien du voisin hurlait à mort à cause de moi ! Le gardien de l’immeuble a rappliqué, il a ouvert avec le double des clés, on a découvert le corps inanimé de Florence dans la baignoire, et je me serais évanoui, à cause de la baignoire remplie de sang. Elle se serait taillé les veines. Je lui ai dit que c’était impossible, qu’il n’y avait jamais eu de sang, que tout ça était grotesque ! Et puis je me suis souvenu de son visage livide, de son allure fantomatique, de cette pierre bien trop grosse pour être soulevé par Florence.

 Le lendemain, je n’ai pas été en cours, je me suis terré dans mon appart et je n’ai rien fait d’autre que penser à son meurtre, car je ne croyais pas à son suicide. J’ai commencé mes recherches sur internet, j’ai passé plusieurs heures le nez collé à l’écran, et puis j’ai découvert ça sur un forum. Avant d’en parler, je tiens à préciser que j’ai trouvé ce message sur un site de fakenews, alors, il vaut ce qu’il vaut, mais perso, je suis obligé d’y croire :

L’application « Hole » a été créée par la marque de smartphone S…… dans le but d’offrir à ses clients une nouvelle expérience extrasensorielle. Alors que sa mise sur le marché était prévue pour le 31 octobre 2017, des hackers ont piraté ses systèmes et ont « collé » l'appli à des sous-programmes, à des sites de téléchargement de jeux en ligne, à des sites de streaming, entre avril et septembre 2017. Pour des raisons encore inconnues, cette application holographique modifie les perceptions auditives et visuelles et dans les cas plus graves, provoque des hallucinations permanentes.   
Hole fonctionne comme un cheval de Troie, s’installe à l’insu des utilisateurs. Cette application possède une horloge interne et s’ouvre sans intervention extérieure. Si votre télé grésille, si votre ordinateur ou votre console de jeux plantent sans raison, que l’écran de votre téléphone s’allume en pleine nuit ou reste bloqué sur un programme, alors Hole a interféré. Nous vous conseillons donc de formater votre disque dur ou la puce de votre téléphone. Dans le cas contraire, vous pourriez être victime d’hallucinations sévères. Enfin, si on vous incite à cliquer sur l’image du logo « Hole » pour d’obscures raisons, vous devez suivre la procédure suivante : inventez une histoire dans laquelle vous créerez un lien avec le logo Hole. Dès qu’un individu cliquera sur ce lien, le programme sera automatiquement transféré sur son appareil et sa messagerie. Pour savoir si vous quelqu'un a cliqué, il suffira de regarder derrière vous si la petite fille et la grande dame ont disparu.
Bien sûr, la société S…… niera avoir créé une telle application ou, si son implication est prouvée, elle accusera les hackers d’avoir sciemment modifié son programme dans le but de nuire à la population. 

Voilà, c’est fait, j’ai créé cette histoire (hormis le message de la société S……). Si quelqu'un a cliqué sur le lien Hole, alors je serais débarrassé d’ELLES. Merci de m’avoir rendu ce service. Bon courage.
___________________________________________________________________________


Voilà pour le commentaire de Nicolas. L’émission sur les suicides n’a jamais mentionné l’application Hole. En fait ce n’était pas vraiment le but du commentaire Nicolas, vous savez maintenant pourquoi. Je me retourne, Elles ont disparu. Merci de m’avoir rendu ce service. Bon courage avec ELLES.     




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L'application HOLE

Infecté


jeudi 7 septembre 2017

Le cou est toujours le coup gagnant



Ce ne fut pas facile mon fils mais tu as réussiInutile de te dire que pour un père, je suis très fier de toi. Je sais, cela t’a pris du temps, je t’ai un peu forcé la main, j’ai souvent été derrière ton dos mais tu y es arrivé. Allez, encore un coup de hachette et ta mère sera définitivement morte.

- J’ai fini par aimer ton jeu papa.
- Oui, tu es un bon fils.
- Et demain, maman sera reconstruite comme une poupée ?
- Bien sûr fiston, et comme je te l’ai toujours dit, un jeu reste un jeu. 

Les hurlements d’un bébé affamé se font entendre dans la chambre voisine.

- Papa ?
- Oui mon fils.
- Est-ce que je peux jouer avec petite sœur ?
- Pourquoi fiston ?
- Ses cris m’énervent, alors je voudrais jouer avec petite sœur.
- Oui, et de toute façon, ce n'est que ta demi-sœur. Mais dépêche-toi, nous avons rendez-vous avec la police pour te montrer les prisons.
- Super ! 
- Je t’attends, je vais commencer à réparer maman.
- Euh papa ?
- Oui mon fils ?
- En quatre morceaux, c’est bien papa en quatre morceaux pour petite demi-sœur ?
- Oui, essaie de battre ton record et n’oublie pas ce que je t’ai appris, le cou est toujours le coup gagnant…





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vendredi 28 juillet 2017

Le Voleur de dents



Une pince... À chaque fois que je vois une pince, le souvenir de la silhouette blanchâtre du voleur de dents me replonge dans les heures les plus traumatisantes de mon enfance. D’ailleurs, j’ai toujours refusé à mes enfants de mettre leurs dents de lait sous l’oreiller. Mais quel rapport vous demandez-vous entre une pince, une silhouette blanchâtre et des dents de lait ? Lisez mon histoire et vous comprendrez que le Voleur de dents hante toujours les chambres des enfants à la recherche de ses précieux trésors…

Tout a commencé un de ces matins où vous vous réveillez joyeux, où vous soulevez votre oreiller pour trouver le cadeau que vous a fait la petite souris. Malheureusement, ce fameux matin où tout a commencé, il n’y avait pas de cadeau comme il n'y avait plus ma petite dent enveloppée dans un morceau de papier-toilette. C’était la première fois que la petite souris m’avait oublié. 

Ma mère préparait le petit déjeuner dans la cuisine. En pleurnichant, je lui ai conté ma mésaventure. Elle m’a paru étonnée, m’a demandé si j’avais bien regardé sous l’oreiller ou dans le trou de la plinthe que la petite souris aurait fait en repartant avec ma quenotte. Innocent comme je l’étais à cette époque, je suis retourné dans ma chambre sans rien trouver. 

Étrange coïncidence ou pas, ce jour-là, Mathias, mon meilleur pote, est arrivé à l’école avec la mâchoire bandée. Même s’il avait dû mal à s’exprimer, il m’a raconté une histoire effrayante, celle du Voleur de dents. Traumatisé, je suis rentré de l’école complètement terrifié. J’ai sauté dans les bras de ma mère. Elle m’a consolé avant de m’offrir mon goûter. En mangeant, je lui ai raconté l’histoire du Voleur de dents. Elle m’a attentivement écouté puis, sur la fin, a poussé un désagréable ricanement. Je lui ai dit que ce n’était pas drôle, que le Voleur de dents existait vraiment et qu’il en avait même arraché une la nuit dernière à Mathias ! Parait-il qu’il aurait fait ça avec ses mains en forme d'immenses pinces ! J’ai rajouté que la même chose allait m’arriver puisque je n’avais pas eu de cadeau contre ma dent de lait ! 

Ma mère a voulu me rassurer en me disant que cette histoire ne servait qu’à effrayer les petits enfants trouillards. Si une dent avait disparu sous l’oreiller et qu’il n’y avait pas eu de cadeau en échange, cela ne voulait pas dire que le Voleur de dents l’avait volée. Peut-être que ma quenotte s'était envolée pour le paradis des dents ? a-t-elle idiotement suggéré. Pour mettre fin à mes jérémiades, elle a pris une pièce de son porte-monnaie et me l’a donné en disant : « Si tu veux, je peux aussi la mettre sous l’oreiller, mais d’habitude, j'attends que tu dormes pour le faire mon chéri. » 

Je n’en revenais pas, un mythe venait de s’effondrer. Comme beaucoup de gosses, j’avais toujours adoré la petite souris et en particulier ses pièces de monnaie ! Toutefois, j’ai voulu des preuves ! Ma mère m’a alors demandé de la suivre jusqu’à sa chambre. Elle a fouillé dans un tiroir de sa commode, puis un second, un troisième avant de marmonner « mais où est donc passé cette foutue boîte ? ». J'ai vu un truc au pied de la commode. C’était une boîte d’allumettes. Alors que je l’examinais, ma mère me l’a arrachée des mains. Après l’avoir ouverte, elle a balbutié « mais où sont donc passées tes dents de lait ? » Elle s’est mise à quatre pattes et a tâtonné la moquette sans rien trouver. J’étais complètement effrayé.

Le soir, lorsque ma mère est venue me border, je lui ai demandé si elle avait retrouvé mes vieilles dents. Elle a paru navrée et m’a ressorti l’histoire de la petite souris, que finalement elle était venue les chercher dans la commode. Assurément, ma mère mentait. Elle m’a aussi dit une phrase qui a toujours gardé son mystère : « Il vaut mieux que ce soit la petite souris mon chéri, il vaut bien mieux que ce soit elle ».    

J’ai eu le droit de dormir avec la porte ouverte et la lampe de ma table de nuit allumée. Sans cesse, je repensais à la description du Voleur faite par Mathias : grand, longiligne, les pommettes saillantes, les yeux vitreux, la peau farineuse, ses longs bras seraient repliés devant ses côtes comme les pattes d’une mante religieuse. Deux pinces osseuses remplaceraient ses mains. De chaque côté de ses hanches squelettiques, une poche de peau accueillerait les dents collectées. Une langue écarlate recouverte de ventouses servirait à fouiller la bouche des enfants pour évaluer les dents bringuebalantes. S’il en trouvait une, alors on entendrait alors le claquement de ses pinces puis les craquements de la dent. Aussitôt, les aboiements furieux des chiens couvriraient les hurlements des enfants torturés, signe évident que le Voleur accomplissait sa basse besogne. Mais ce n’était pas tout. Après avoir arraché la dent, il chuchoterait à l’enfant : « Je reviendrais plus tard, quand d’autres dents de lait seront proches de tomber. Si tu ne cries pas trop, je te fais aussi la promesse de revenir quand toutes tes dents de sagesse auront poussé. Elles sont inutiles et ce sont mes plus beaux trophées tu sais, mes plus beaux trophées ».

J’ai très mal dormi, je sursautais au moindre bruit. À un moment, j’ai entendu le plancher du couloir craquer et le grincement sinistre d’une porte. Tout tremblant, je me suis recroquevillé sous ma couette, en laissant un petit espace pour apercevoir l’éventuel Voleur. Heureusement, ce n'était que ma mère qui allait aux toilettes. Je me suis endormi aux premières lueurs de l’aube. C’était un mercredi et je suis resté une bonne partie de la matinée au lit.

Étrangement, les nuits suivantes, j’entendais toujours les mêmes bruits. À chaque fois, je scrutais l’entrée de ma chambre sans apercevoir le Voleur. Pas assez courageux pour aller vérifier l'origine de ces bruits, je priais que notre vieille maison en soit à l'origine.

Je vivais seul avec ma mère. Une semaine peut-être après l’étrange disparition de ma dent, ma mère m’a présenté Hector. Grand, mince, les cheveux blancs, les pommettes saillantes, le regard creux, il était terrifiant. Je ne comprenais pas ce que ma mère lui trouvait. Enfin si, elle était avec lui pour l’argent, car on connaissait des mois difficiles depuis la mort de mon père.

Il ne faut pas grand-chose pour qu’un gamin s’imagine vite être en présence du terrible Voleur de dents. Hector avait toujours ses mains dans ses poches, me parlait froidement, passait souvent sa langue écarlate sur ses lèvres minces. D'ailleurs, à mon égard, il n’a jamais le moindre geste d’affection. Je pensais même qu’il détestait les enfants.

Un mois plus tard, j’étais sur le point de perdre ma canine droite. En mangeant, je faisais très attention à ne pas l’avaler, car j’imaginais déjà le Voleur m’ouvrir les entrailles avec ses pinces pour la récupérer ! Ma dent a fini par tomber pendant le repas. J’ai été à deux doigts de l’avaler ! J’étais d’autant plus terrifié qu’Hector allait passer sa première nuit à la maison. Je voyais toujours en lui le Voleur de dents et j’étais persuadé que cette nuit, il allait se transformer en monstre et après avoir pris ma dent, il fouillerait ma bouche avec sa longue écarlate.

Un craquement m’a réveillé en pleine nuit. On marchait dans le couloir. Les pas étaient assez légers. Ils s’approchaient sûrement de ma porte que j’avais décidé de fermer. Devant, j’y avais placé le tabouret de mon bureau. C’était une mince protection contre le Voleur de dents, mais à cet âge, on se rassure comme on peut. 

Mon cœur cognait fort dans ma poitrine, je manquais d’oxygène, je suffoquais. Les cliquetis de la poignée m’ont fait bondir jusqu’au placard que j’avais laissé entrouvert au cas où le Voleur viendrait me rendre visite. 

À peine avais-je refermé le placard qu’à travers ses barreaux j’ai aperçu une immense silhouette dont le sommet de son crâne pointu touchait le plafond ! Les bras repliés sur son torse ciselé de côtes saillantes, on aurait dit une affreuse mante religieuse blanchâtre. Une odeur de clou de girofle mêlée à celle de la terre mouillée a envahi ma chambre. Mon cœur cognait si fort que je pouvais entendre ses battements. J’ai mis une main sur ma bouche, évitant ainsi de hurler ma terreur.

Le Voleur de dents marchait sur la pointe de ses pieds osseux. Il est passé devant le placard. Je sursautais à chaque fois qu’une de ses articulations craquait. Il a déplié un bras osseux et avec sa pince a soulevé l’oreiller. Un petit ricanement s’est échappé de sa carcasse. Il a jeté l’oreiller, a saisi la dent avec une délicatesse surprenante puis l’a plongée dans une de ses poches de peau collées à ses hanches. D'une autre poche, il a sorti une pièce et l’a posée sur le matelas. Ma stupeur était totale. Si c’était le Voleur qui posait des pièces sous l’oreiller des enfants, alors quel était le rôle des parents et de la petite souris ? Avait-elle seulement existé ? Et pourquoi n’avais-je pas eu ma pièce ? 

Le Voleur a commencé à rebrousser chemin. Au moment de sortir de la chambre, il a brusquement tourné son affreuse tête vers moi. Ses cervicales ont craqué sèchement. J’ai à nouveau étouffé un cri, mon corps n’était plus que tremblements. Malheureusement, mon coude a frappé une rangée de cintres vides dont j’entends encore aujourd’hui le bruit métallique sur la tringle. 

Le voleur s’est doucement approché du placard, a collé son visage osseux aux rayons. Sa face anguleuse n’était plus qu’à quelques centimètres de moi. Malgré l’horreur de cet instant, je ne pouvais m’empêcher de regarder ses pommettes saillantes, ses lèvres décharnées, sa dentition désordonnée. Autre chose m’a encore plus terrifié : à l’intérieur de ses grands yeux vitreux des petites formes bougeaient. Je ne saurais jamais si c’était le fruit de mon imagination, mais j’y voyais comme des gosses se tortiller sur leur lit. J’avais l’impression qu’on leur arrachait les dents ! Brusquement, deux yeux plus petits sont apparus derrière les grands ! J’ai été si surpris que ma tête à heurter la tringle. Les cintres ont fait un bruit assourdissant. Cette fois mon compte était bon, le Voleur allait m’arracher les dents une à une jusqu’à l’aube. Pourtant, il a quitté la chambre à reculons, sans cesser de fixer le placard.

J’ai attendu un peu avant de me précipiter dans la chambre de ma mère. Debout, Hector me faisait face sur le palier. Il était essoufflé, torse nu, couvert de sueur. En se levant, ma mère a demandé ce qui se passait. J’ai poussé Hector et en larmes j’ai sauté sur elle en lui hurlant qu’Hector était Voleur de dents, que j’avais reconnu ses yeux derrière ceux du monstre. Hector a aussitôt cherché à se justifier, a dit qu’il était allé mettre une pièce sous mon oreiller en échange de ma dent, comme la petite souris l’aurait fait.  

Dès le lendemain, Hector a quitté la maison et quelques semaines après, faute d’argent, ce fut à notre tour. Nous avons emménagé dans un minuscule appartement loué par un oncle à ma mère. Certes c’était petit, mais bien plus chaleureux que la vieille maison. Comble du bonheur, il n’y avait qu’une seule chambre. 

J’ai dormi avec ma mère jusqu’à l’âge de 11 ans, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau beau-père. On a quitté cet appart pour s’installer chez lui et ce fut sans doute la période la plus heureuse de ma vie. 

J’avais presque oublié cette histoire jusqu’à ce qu’on me demande : « Tes dents de sagesse sont des inutiles, veux-tu que je les arrache ? » Cette proposition émanait d’un dentiste nouvellement arrivé au village. Petit, grassouillet, joufflu, il ne ressemblait en rien à Hector. Ma réaction a été stupide puisque j’ai sauté du fauteuil et j’ai couru jusqu’à chez moi. Cette simple phrase avait réveillé mon traumatisme. J’avais 19 ans, je n’étais plus un gamin. Pourtant, la nuit même de cette rencontre avec la dentiste, j’entendais les articulations du Voleur de dents craquer dans l'atmosphère silencieuse de ma chambre, je voyais ses pieds osseux s’enfoncer dans l’épaisse moquette, j’apercevais ses pinces se déplier vers ma bouche, j'étais l'un de ces gosses qui se tortillaient de douleur sur son lit...

J’en suis devenu insomniaque. Le moindre aboiement de chien me faisait sursauter. Cela ne pouvait plus durer, j’allais devenir fou, je devais savoir si le Voleur existait vraiment et s’il avait pris l’apparence du dentiste.

J’étais resté pote avec Mathias. De peur de passer pour l’idiot du village, je ne lui avais jamais raconté la fameuse nuit où le Voleur de dents était venu me rendre une petite visite. Il a été très surpris de cette confidence tardive. Seulement pour Mathias c’était de l’histoire ancienne, du passé. Il a même rajouté que la fois où il était venu à l’école avec la mâchoire bandée, c’était à cause d’un jouet qui avait heurté sa joue lorsqu’il était tombé sur la moquette de sa chambre.  Enfin ça, c’était sa version officielle, celle que lui avait surinée son psychologue pendant des années. Quant à la version officieuse, j’ai lu dans ses yeux qu’il ne l’avait jamais oublié.

J’ai alors joué franc jeu, je lui ai parlé de la proposition du dentiste de m’arracher les dents de sagesse. Cela ne l’a pas surpris, tous les dentistes du monde demandent ça à leurs patients. Ce fut pareil pour l’odeur de clou de girofle qui flottait dans l’air de chaque cabinet de dentiste. 

J’étais désespéré et je sentais qu’à trop insister il finirait par me traiter de cinglé et rentrerait chez lui. Alors, j’ai eu cette idée dont je n’ai jamais été très fière, je lui ai parlé de ses petites sœurs, qu’elles avaient l’âge de perdre leurs premières dents de lait. Je me souviendrais toujours de l’expression de son visage, c’était comme si je lui avais dit qu’il était atteint d’un cancer généralisé. Son hochement de tête a annoncé le début de l’aventure la plus effrayante de mon existence. 

Mon beau-père était un homme influent du village et c’est facilement qu’il m’a obtenu l’adresse personnelle du dentiste. Il ne m’a pas posé de question quant à la finalité de cette adresse et je ne savais pas encore que ce renseignement eût un but bien précis.

Avec Mathias, on s’est rendus à l’adresse indiquée pendant les heures de consultation du dentiste. Sa maison était située à l’est du village, à l'orée d’un petit bois. Elle était immense, construite sur deux étages, coiffée d’un toit vert-de-gris. Ses façades en briques rouges montaient du lierre grimpant. Les fenêtres étaient étranges, rondes comme des billes. On aurait dit que la maison nous fixait avec des yeux d’araignées. Une fenêtre était ouverte au rez-de-chaussée et on s’y est faufilé.

On a atterri dans le salon. L’endroit était assez sombre, d’épais rideaux obstruaient partiellement la lumière extérieure, de vieux meubles couverts de poussières devançaient des murs vraiment très hauts. Un lustre en bronze massif pendait au-dessus de notre tête. Le foyer de la cheminée était si large qu’on aurait pu y aligner cinq hommes côte-à-côté. Le regard vitreux des têtes empaillées d’animaux n’était pas plus rassurant que leur gueule grande ouverte. Certaines semblaient rire, d’autres hurler. Mathias m’a alors fait remarquer qu’il leur manquait des dents avant de me dire qu’on était entré trop facilement, comme si on voulait nous attirer dans un piège. Je lui ai dit de se la fermer et de commencer à chercher une collection de dents de lait ou de sagesse. 

On a fouillé les meubles du salon, les placards, tout ce qui avait une porte. On a fait ça discrètement, car il ne fallait absolument pas laisser de trace de notre passage. On se guidait avec une lampe torche chacun qu'on avait ramené pour être le plus discret possible, au cas quelqu’un surveillerait la maison depuis l'extérieur.

Le rez-de-chaussée se découpait en plusieurs couloirs qui formaient les branches d’une moitié d’étoile autour du salon. Le hasard a tracé notre chemin. Un vieux parquet craquait sous nos pieds. Au bout d’un de ces couloirs se trouvait une immense cuisine. Le mobilier étincelant contrastait avec l’aspect lugubre du reste de la demeure. On aurait dit une salle de chirurgie et en plus, ça sentait l’éther. On n’a pas remarqué tout de suite que la table au centre de la cuisine n’en était pas vraiment une. S’il y avait bien une assiette et des couverts dessus, il y avait aussi un profond sillon qui séparait la table en deux jusqu’à un trou d’évacuation au centre de l’extrémité. Sous la table, un tuyau en plastique était relié aux carreaux brillants du sol. Mathias en a rapidement conclu que c'était une table d’autopsie et que des cadavres y étaient disséqués, comme dans les séries américaines qu’il visionnait à outrance. L’image d’un cadavre d'enfant, la bouche grande ouverte et les gencives sanguinolentes nous a rendus beaucoup plus nerveux.

On a fouillé placards et tiroirs. Aucun couvert n’avait une taille normale, comme si ce dentiste disséquait des hommes ou des choses gigantesques ! Des scalpels, des écarteurs de bouche, des crochets de toutes tailles, des curateurs, des pinces étaient mélangés aux couverts ! On pensait vraiment que le dentiste dépeçait des monstres avant de les bouffer !

Deux coups sourds ont fait vibrer le sol ; on a poussé un cri, car ces deux coups avaient cogné juste sous nos pieds. On dirait deux poings monstrueux. Le tuyau sous la table s’est brusquement décroché et une odeur de clou de girofle et de terre mouillée s’est mélangée à celle de l’éther. La silhouette anguleuse du Voleur m’est brièvement passée devant les yeux. L’expression du visage de Mathias ne mentait plus, il était terrifié, il se souvenait sans doute de la nuit où le Voleur lui avait arraché une dent pas tout à fait prête à tomber. Je n’avais donc plus aucun doute : le dentiste cachait le Voleur ou peut-être même, était-il lui-même le Voleur !

Malgré la peur qui nous bouffait les entrailles, on ne pouvait pas renoncer, pas maintenant. Il nous fallait des preuves pour les flics, des preuves qui leur permettraient d’avoir un mandat de perquisition afin de fouiller de fond en comble cette lugubre demeure. On a visité d’autres pièces, d’autres couloirs. Une chambre vieillotte sentait le pipi de chat, une autre le renfermé, d’autres entièrement vides, le moisi. Leurs tiroirs, placards ou commodes ne contenaient aucune collection de dents. Mathias et moi avons découvert plein de choses vieillottes, sans intérêt. Enfin, au moment où nous allions renoncer, nous sommes entrés dans une pièce où trônait un bureau de style Napoléonien. Autour, des piles de cartons jonchaient le sol. À l’intérieur, on a découvert des livres et des coupures de presse. C’était des faits divers, des accidents domestiques, mais entremêlés à tout ça, des faire-part de naissance ont attiré notre attention. Ça ne prouvait rien certes, mais que ferait un docteur lambda avec autant de faire-part de naissance ? Chercherait-il à calculer le moment où tomberaient leurs premières dents de lait ? Mathias a poussé un cri quand il a découvert celui de ses sœurs ! 

On a rempli un carton avec toutes ces maigres preuves puis on s’est regardé avec Mathias. On savait que ce n’était pas suffisant, qu’il fallait fouiller les étages pour trouver quelque chose de plus solide que des faire-part de naissance ou des coupures de presse. Seulement, la journée touchait à sa fin et la lumière autour des lourds rideaux ne faisait que faiblir, rendant l’endroit encore plus sinistre.
   
On était revu au salon lorsqu’une petite voix a chuchoté : « aidez-moi, s’il vous plaît, il va revenir m’arracher une autre dent, aidez-moi, s'il vous plait ». C’était la voix d’une fillette. Mon corps s’est couvert de frissons, jamais la voix d’une fillette ne m’avait filé autant la frousse. Toutefois, on tenait la preuve que le dentiste séquestrait des enfants pour les torturer !

Mathias a fait un rapide aller-retour jusqu’à la cuisine et il est revenu avec un couteau de boucher d'une taille effrayante. « Pour couper les liens » s’est-il justifié, alors que c’était plutôt pour se défendre au cas où ce ne serait peut-être pas une petite fille derrière la porte. 

Cette porte se trouvait au fond d’un couloir très sombre et reculé par rapport au salon. La porte était découpée dans du bois d’ébène et se confondait avec la peinture noire des murs. Au-dessus de la porte, un tableau affichait la sinistre face d’un personnage habillé comme un roi. Son petit rictus était très désagréable à regarder et très…inquiétant. « Je jurerais que ce tableau n’était pas là tout à l’heure, et la porte aussi ! » m’a assuré Mathias. « Il fait tellement sombre ici que tu as dû le rater » l'ai-je rassuré. « Aidez-moi, je vous en supplie, il va revenir » a de nouveau gémi la petite fille derrière la porte d’ébène. Cela a coupé court à nos tergiversations. Si j'ai pensé à ma mère qui n'avait jamais cru au Voleur de dents, Mathias a sûrement pensé très fort à ses petites sœurs, car c’est lui qui a tourné l’anneau en fer de la porte.

Le grincement des gonds s’est propagé à toute la demeure, c’était comme si les portes de tous les étages s’ouvraient en même temps. Il y a eu aussi cette chaleur humide et cette forte odeur de clou de girofle mélangé à des relents de pourriture. Ça nous a pris à la gorge, on a été obligé de se boucher le nez pour ne pas vomir.

Nous étions devant un petit palier prolongé par les premières marches d’un escalier en colimaçon qui descendait vers le sous-sol. Les pavés des marches luisaient d’humidité et des plaques d’une mousse brunâtre recouvraient la partie basse des murs cimentés. En tous cas, il n’y avait aucune fillette. 

« Petite » ? a demandé Mathias en écartant la main de sa bouche.
« Je suis en bas, tout en bas, descendez, vite, le dentiste va revenir » a-t-elle dit d’une voix misérable.
« Où es-tu exactement, on…on ne voit rien ? » 
« Descendez, et je vous le dirais ».

Là, on s’est regardé avec Mathias et on a pensé la même chose : tout à l'heure, un truc monstrueux avait frappé le sol sous nos pieds dans la cuisine. Et si c’était cette petite fille ? Et si le Voleur de dents était cette petite fille ?

Il nous a fallu un courage insensé pour descendre les marches. Mais c’était plutôt de la stupidité, car moi comme Mathias sentions ou savions que nous nous jetions dans la gueule baveuse d’un loup affamé.

Une rambarde cloquée de rouille a fait office de guide jusqu’au bas des marches. Ces dernières étaient enveloppées d’une lumière épaisse, rougeâtre, instable que produisaient des néons en fin de vie. Les grésillements de ces néons ressemblaient à ceux d’immenses bourdons qui tournaient sans cesse autour de nos têtes. De la terre battue a accueilli nos semelles de chaussures. La pièce était si grande que je n’en distinguais pas le fond. Des parpaings formaient des murs sans lucarnes ni fenêtres. 

- Petite ? ai-je dit à côté de Mathias dont les dents claquaient.
- Je suis là, prisonnières d’une chaîne, avancez, a-t-elle dit d’une voix aux intonations plus rauque. 
- Tu…n’es plus derrière une…porte ? ai-je blêmi.
- Je te parlais de la porte d'en haut, mais ce n’est plus important maintenant que vous êtes là. Allez, venez me délivrer de ces chaînes qui font mal à mon petit corps, a-t-elle gémi.
- Ces…chaînes ?

J’hésitais à faire un pas de plus. La respiration est devenue plus bruyante, plus rauque, ce qui n’était pas normal pour une petite fille. 

- ALLEZ, APPROCHEZ ! s'est-elle énervée.

Un bruit de chaîne nous a fait sursauter. Une silhouette a bougé au fond de la cave. Elle allait de droite à gauche, gesticulait, se tordait. Mathias a aussitôt brandi son couteau, moi ma lampe torche. 

- Approchez, approchez, nous répétait-elle d’une voix redevenue celle d’une fillette.

Inconsciemment, j’avançais, tellement désireux d’apporter une preuve à la police.

- Non, n’y va pas, c’est un piège, m’a dit Mathias.
- Je dois savoir, ai-je murmuré, je dois savoir. 

J’ai pris son couteau et j’ai avancé vers elle doucement, très doucement, découvrant un peu plus sa silhouette à chaque pas. « Sauve-toi », me hurlait ma petite voix intérieure. Mais plus j’avançais, plus la vision rassurante d’une fillette en jupe d’écolière s’offrait à mon âme terrifiée.

Une immense porte d’acier découpait le mur derrière la fillette. L’empreinte de poings d’une taille titanesque gondolait cet acier. Un cadenas aussi gros que ma tête pendait à la serrure faite d’une plaque noire en métal et d'un anneau où passait le pêne. Il ne pouvait y avoir que quelque chose de terrible derrière cette porte, quelque chose qui avait violemment frappé le sol de la cuisine tout à l’heure. 

La petite fille a arrêté de gesticuler et, tout en se tenant bien droite, a mis ses mains derrière son dos. Elle s’est mise à balancer ses épaules en me souriant. Sa chemise d’un blanc trop propre couvrait un torse menu et de longs cheveux carmin encadraient un visage très joli et très pâle à la fois. Seulement, ses yeux n’avaient pas une couleur normale, on aurait dit que la pupille était jaune. Relié à une lourde chaîne, un collier entourait son cou gracile et un peu long.

- Je m’appelle Éréza, et toi ? 
- Si..Simon. 
- Tu peux me détacher ?

Avec une facilité déconcertante, elle a soulevé la lourde chaîne entortillée autour de ses pieds. 

- Je… je ne sais pas si je saurais le faire. 
- Approche, je vais te montrer. 
- Pour…pourquoi le dentiste t’a attaché et…et quelle dent t’a-t-il arraché ?
- Le plus urgent est de me détacher et de se sauver d’ici en courant. Crois-moi que s’il t’attrape, tu vas déguster !

Son ton sonnait faux, car il était dénué de la moindre peur.

- Qu’y…qu’y a-t-il derrière cette porte ?
- Oh si je te le disais, tes cauchemars dureraient jusqu’à ta mort.
- Dis…toujours.
- Approche, je vais te dire ça à l’oreille.
- Tu…tu peux me le dire d’où tu es.
- Je ne voudrais pas effrayer ton copain qui est comme toi, mort de trouille ! s'est-elle moquée. 
- Je…je ne suis pas mort de trouille.

Cette conservation prenait une tournure vraiment étrange. Les coups de poing sous le sol de la cuisine résonnaient encore dans ma tête et l’envie dévorante d’en savoir plus était plus forte que ma peur. C’est ce qui m’a poussé à faire un pas dans sa direction. 

Sans doute hypnotisé par Éréza, je n’avais pas remarqué que le sol autour d’elle était un vaste chantier de terre retournée, signe évident qu’elle était là depuis longtemps et qu’elle cherchait toujours à s’évader. Mais il y avait aussi des trous, pleins de petits trous, comme si elle passait son temps à gratter la terre. Pourquoi creusait-elle ? Le pas que je venais de faire dans sa direction m'avait fait entrer dans son territoire, ce territoire que la longueur de la chaîne lui permettait d’atteindre.   

- NON ! a crié Mathias.

Les bras en avant, Éréza a bondi. La violence du choc m’a complètement étourdi, ma tête ayant frappé lourdement le sol. Au-dessus de moi, Éréza souriait. Je n’oublierais jamais ce sourire, un sourire fait d’innombrables dents de différentes tailles. Même son palais en était recouvert. Puis sa mâchoire s’est écartée encore et encore, comme un serpent engloutissant la tête d’un enfant. Une voix a soudain hurlé : 

- Éréza, inacam ostra !

C’était la voix du dentiste !

- Regarde, elles sont toutes fraîches ! a-t-il encore hurlé.

Les dents de la petite fille ont claqué et…et…je me suis évanoui. Je me suis réveillé un peu plus tard à l’hôpital. Mathias était là. Il m’a raconté ce qui s’était passé ensuite, comment le dentiste avait réussi à me sortir de la gueule de la petite fille dont la mâchoire entourait mon front jusqu’à l’arrière de ma tête. 

Le dentiste lui a jeté une poignée de dents. Ouais, une infecte poignée de dents récoltées dans son cabinet ou les nuits, lorsqu’il hantait les chambres des enfants. Éréza s’est jetée dessus et les a croqués une à une comme s’il s’agissait d’une vulgaire friandise. Dernièrement, Mathias m’a avoué être encore hanté par le bruit du craquement de ces dents dans la bouche de la petite fille.

Peu après ma sortie de l’hôpital, je suis retourné dans la demeure du dentiste avec mon beau-père. Ma surprotectrice de mère avait voulu qu’on euthanasie le chien qui m’avait soi-disant mordu. À 19 ans, on préfère éviter de dire qu’on a vu des choses surnaturelles sans preuve à sa famille ou aux autorités. Malheureusement, toutes les fenêtres étaient condamnées par du contreplaqué. Malgré son influence, mon beau-père n’a jamais obtenu de mandat de perquisition pour fouiller cette demeure. Cette demande m’a d’ailleurs paru étrange, car l’hypothétique chien ne pouvait vivre seul et enfermé. Alors que pensait-il y trouver ? Un monstre ? Le Voleur de dents ? Autre chose que j’ignore encore aujourd’hui ?

D’autres questions restent en suspens : pourquoi ma mère a-t-elle rompu avec Hector sur la seule déclaration d’un gamin de 8 ans qui ne l’avait jamais vu se transformer en monstre ? Que savait-elle au juste à son sujet ? Était-ce un autre Voleur de dents ? Y en avait-il plusieurs, un dans chaque ville ou village ? Qui était Éréza et que signifiait « inacam ostra » ? Je n’en sais, mais à l’heure où je termine ces lignes, une chose est sûre : ce n’est pas la petite souris ni votre mère qui a mis ou qui mettra une pièce sous votre oreiller, c’est une silhouette aux grandes pinces… 
  
- à suivre -

Retrouvez la suite début 2019. N'hésitez pas à laisser votre avis sur cette histoire.







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