vendredi 28 juillet 2017

Le Voleur de dents



Une pince... À chaque fois que je vois une pince, le souvenir de la silhouette blanchâtre du voleur de dents me replonge dans les heures les plus traumatisantes de mon enfance. D’ailleurs, j’ai toujours refusé à mes enfants de mettre leurs dents de lait sous l’oreiller. Mais quel rapport vous demandez-vous entre une pince, une silhouette blanchâtre et des dents de lait ? Lisez mon histoire et vous comprendrez que le Voleur de dents hante toujours les chambres des enfants à la recherche de ses précieux trésors…

Tout a commencé un de ces matins où vous vous réveillez joyeux, où vous soulevez votre oreiller pour trouver le cadeau que vous a fait la petite souris. Malheureusement, ce fameux matin où tout a commencé, il n’y avait pas de cadeau comme il n'y avait plus ma petite dent enveloppée dans un morceau de papier-toilette. C’était la première fois que la petite souris m’avait oublié. 

Ma mère préparait le petit déjeuner dans la cuisine. En pleurnichant, je lui ai conté ma mésaventure. Elle m’a paru étonnée, m’a demandé si j’avais bien regardé sous l’oreiller ou dans le trou de la plinthe que la petite souris aurait fait en repartant avec ma quenotte. Innocent comme je l’étais à cette époque, je suis retourné dans ma chambre sans rien trouver. 

Étrange coïncidence ou pas, ce jour-là, Mathias, mon meilleur pote, est arrivé à l’école avec la mâchoire bandée. Même s’il avait dû mal à s’exprimer, il m’a raconté une histoire effrayante, celle du Voleur de dents. Traumatisé, je suis rentré de l’école complètement terrifié. J’ai sauté dans les bras de ma mère. Elle m’a consolé avant de m’offrir mon goûter. En mangeant, je lui ai raconté l’histoire du Voleur de dents. Elle m’a attentivement écouté puis, sur la fin, a poussé un désagréable ricanement. Je lui ai dit que ce n’était pas drôle, que le Voleur de dents existait vraiment et qu’il en avait même arraché une la nuit dernière à Mathias ! Parait-il qu’il aurait fait ça avec ses mains en forme d'immenses pinces ! J’ai rajouté que la même chose allait m’arriver puisque je n’avais pas eu de cadeau contre ma dent de lait ! 

Ma mère a voulu me rassurer en me disant que cette histoire ne servait qu’à effrayer les petits enfants trouillards. Si une dent avait disparu sous l’oreiller et qu’il n’y avait pas eu de cadeau en échange, cela ne voulait pas dire que le Voleur de dents l’avait volée. Peut-être que ma quenotte s'était envolée pour le paradis des dents ? a-t-elle idiotement suggéré. Pour mettre fin à mes jérémiades, elle a pris une pièce de son porte-monnaie et me l’a donné en disant : « Si tu veux, je peux aussi la mettre sous l’oreiller, mais d’habitude, j'attends que tu dormes pour le faire mon chéri. » 

Je n’en revenais pas, un mythe venait de s’effondrer. Comme beaucoup de gosses, j’avais toujours adoré la petite souris et en particulier ses pièces de monnaie ! Toutefois, j’ai voulu des preuves ! Ma mère m’a alors demandé de la suivre jusqu’à sa chambre. Elle a fouillé dans un tiroir de sa commode, puis un second, un troisième avant de marmonner « mais où est donc passé cette foutue boîte ? ». J'ai vu un truc au pied de la commode. C’était une boîte d’allumettes. Alors que je l’examinais, ma mère me l’a arrachée des mains. Après l’avoir ouverte, elle a balbutié « mais où sont donc passées tes dents de lait ? » Elle s’est mise à quatre pattes et a tâtonné la moquette sans rien trouver. J’étais complètement effrayé.

Le soir, lorsque ma mère est venue me border, je lui ai demandé si elle avait retrouvé mes vieilles dents. Elle a paru navrée et m’a ressorti l’histoire de la petite souris, que finalement elle était venue les chercher dans la commode. Assurément, ma mère mentait. Elle m’a aussi dit une phrase qui a toujours gardé son mystère : « Il vaut mieux que ce soit la petite souris mon chéri, il vaut bien mieux que ce soit elle ».    

J’ai eu le droit de dormir avec la porte ouverte et la lampe de ma table de nuit allumée. Sans cesse, je repensais à la description du Voleur faite par Mathias : grand, longiligne, les pommettes saillantes, les yeux vitreux, la peau farineuse, ses longs bras seraient repliés devant ses côtes comme les pattes d’une mante religieuse. Deux pinces osseuses remplaceraient ses mains. De chaque côté de ses hanches squelettiques, une poche de peau accueillerait les dents collectées. Une langue écarlate recouverte de ventouses servirait à fouiller la bouche des enfants pour évaluer les dents bringuebalantes. S’il en trouvait une, alors on entendrait alors le claquement de ses pinces puis les craquements de la dent. Aussitôt, les aboiements furieux des chiens couvriraient les hurlements des enfants torturés, signe évident que le Voleur accomplissait sa basse besogne. Mais ce n’était pas tout. Après avoir arraché la dent, il chuchoterait à l’enfant : « Je reviendrais plus tard, quand d’autres dents de lait seront proches de tomber. Si tu ne cries pas trop, je te fais aussi la promesse de revenir quand toutes tes dents de sagesse auront poussé. Elles sont inutiles et ce sont mes plus beaux trophées tu sais, mes plus beaux trophées ».

J’ai très mal dormi, je sursautais au moindre bruit. À un moment, j’ai entendu le plancher du couloir craquer et le grincement sinistre d’une porte. Tout tremblant, je me suis recroquevillé sous ma couette, en laissant un petit espace pour apercevoir l’éventuel Voleur. Heureusement, ce n'était que ma mère qui allait aux toilettes. Je me suis endormi aux premières lueurs de l’aube. C’était un mercredi et je suis resté une bonne partie de la matinée au lit.

Étrangement, les nuits suivantes, j’entendais toujours les mêmes bruits. À chaque fois, je scrutais l’entrée de ma chambre sans apercevoir le Voleur. Pas assez courageux pour aller vérifier l'origine de ces bruits, je priais que notre vieille maison en soit à l'origine.

Je vivais seul avec ma mère. Une semaine peut-être après l’étrange disparition de ma dent, ma mère m’a présenté Hector. Grand, mince, les cheveux blancs, les pommettes saillantes, le regard creux, il était terrifiant. Je ne comprenais pas ce que ma mère lui trouvait. Enfin si, elle était avec lui pour l’argent, car on connaissait des mois difficiles depuis la mort de mon père.

Il ne faut pas grand-chose pour qu’un gamin s’imagine vite être en présence du terrible Voleur de dents. Hector avait toujours ses mains dans ses poches, me parlait froidement, passait souvent sa langue écarlate sur ses lèvres minces. D'ailleurs, à mon égard, il n’a jamais le moindre geste d’affection. Je pensais même qu’il détestait les enfants.

Un mois plus tard, j’étais sur le point de perdre ma canine droite. En mangeant, je faisais très attention à ne pas l’avaler, car j’imaginais déjà le Voleur m’ouvrir les entrailles avec ses pinces pour la récupérer ! Ma dent a fini par tomber pendant le repas. J’ai été à deux doigts de l’avaler ! J’étais d’autant plus terrifié qu’Hector allait passer sa première nuit à la maison. Je voyais toujours en lui le Voleur de dents et j’étais persuadé que cette nuit, il allait se transformer en monstre et après avoir pris ma dent, il fouillerait ma bouche avec sa longue écarlate.

Un craquement m’a réveillé en pleine nuit. On marchait dans le couloir. Les pas étaient assez légers. Ils s’approchaient sûrement de ma porte que j’avais décidé de fermer. Devant, j’y avais placé le tabouret de mon bureau. C’était une mince protection contre le Voleur de dents, mais à cet âge, on se rassure comme on peut. 

Mon cœur cognait fort dans ma poitrine, je manquais d’oxygène, je suffoquais. Les cliquetis de la poignée m’ont fait bondir jusqu’au placard que j’avais laissé entrouvert au cas où le Voleur viendrait me rendre visite. 

À peine avais-je refermé le placard qu’à travers ses barreaux j’ai aperçu une immense silhouette dont le sommet de son crâne pointu touchait le plafond ! Les bras repliés sur son torse ciselé de côtes saillantes, on aurait dit une affreuse mante religieuse blanchâtre. Une odeur de clou de girofle mêlée à celle de la terre mouillée a envahi ma chambre. Mon cœur cognait si fort que je pouvais entendre ses battements. J’ai mis une main sur ma bouche, évitant ainsi de hurler ma terreur.

Le Voleur de dents marchait sur la pointe de ses pieds osseux. Il est passé devant le placard. Je sursautais à chaque fois qu’une de ses articulations craquait. Il a déplié un bras osseux et avec sa pince a soulevé l’oreiller. Un petit ricanement s’est échappé de sa carcasse. Il a jeté l’oreiller, a saisi la dent avec une délicatesse surprenante puis l’a plongée dans une de ses poches de peau collées à ses hanches. D'une autre poche, il a sorti une pièce et l’a posée sur le matelas. Ma stupeur était totale. Si c’était le Voleur qui posait des pièces sous l’oreiller des enfants, alors quel était le rôle des parents et de la petite souris ? Avait-elle seulement existé ? Et pourquoi n’avais-je pas eu ma pièce ? 

Le Voleur a commencé à rebrousser chemin. Au moment de sortir de la chambre, il a brusquement tourné son affreuse tête vers moi. Ses cervicales ont craqué sèchement. J’ai à nouveau étouffé un cri, mon corps n’était plus que tremblements. Malheureusement, mon coude a frappé une rangée de cintres vides dont j’entends encore aujourd’hui le bruit métallique sur la tringle. 

Le voleur s’est doucement approché du placard, a collé son visage osseux aux rayons. Sa face anguleuse n’était plus qu’à quelques centimètres de moi. Malgré l’horreur de cet instant, je ne pouvais m’empêcher de regarder ses pommettes saillantes, ses lèvres décharnées, sa dentition désordonnée. Autre chose m’a encore plus terrifié : à l’intérieur de ses grands yeux vitreux des petites formes bougeaient. Je ne saurais jamais si c’était le fruit de mon imagination, mais j’y voyais comme des gosses se tortiller sur leur lit. J’avais l’impression qu’on leur arrachait les dents ! Brusquement, deux yeux plus petits sont apparus derrière les grands ! J’ai été si surpris que ma tête à heurter la tringle. Les cintres ont fait un bruit assourdissant. Cette fois mon compte était bon, le Voleur allait m’arracher les dents une à une jusqu’à l’aube. Pourtant, il a quitté la chambre à reculons, sans cesser de fixer le placard.

J’ai attendu un peu avant de me précipiter dans la chambre de ma mère. Debout, Hector me faisait face sur le palier. Il était essoufflé, torse nu, couvert de sueur. En se levant, ma mère a demandé ce qui se passait. J’ai poussé Hector et en larmes j’ai sauté sur elle en lui hurlant qu’Hector était Voleur de dents, que j’avais reconnu ses yeux derrière ceux du monstre. Hector a aussitôt cherché à se justifier, a dit qu’il était allé mettre une pièce sous mon oreiller en échange de ma dent, comme la petite souris l’aurait fait.  

Dès le lendemain, Hector a quitté la maison et quelques semaines après, faute d’argent, ce fut à notre tour. Nous avons emménagé dans un minuscule appartement loué par un oncle à ma mère. Certes c’était petit, mais bien plus chaleureux que la vieille maison. Comble du bonheur, il n’y avait qu’une seule chambre. 

J’ai dormi avec ma mère jusqu’à l’âge de 11 ans, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau beau-père. On a quitté cet appart pour s’installer chez lui et ce fut sans doute la période la plus heureuse de ma vie. 

J’avais presque oublié cette histoire jusqu’à ce qu’on me demande : « Tes dents de sagesse sont des inutiles, veux-tu que je les arrache ? » Cette proposition émanait d’un dentiste nouvellement arrivé au village. Petit, grassouillet, joufflu, il ne ressemblait en rien à Hector. Ma réaction a été stupide puisque j’ai sauté du fauteuil et j’ai couru jusqu’à chez moi. Cette simple phrase avait réveillé mon traumatisme. J’avais 19 ans, je n’étais plus un gamin. Pourtant, la nuit même de cette rencontre avec la dentiste, j’entendais les articulations du Voleur de dents craquer dans l'atmosphère silencieuse de ma chambre, je voyais ses pieds osseux s’enfoncer dans l’épaisse moquette, j’apercevais ses pinces se déplier vers ma bouche, j'étais l'un de ces gosses qui se tortillaient de douleur sur son lit...

J’en suis devenu insomniaque. Le moindre aboiement de chien me faisait sursauter. Cela ne pouvait plus durer, j’allais devenir fou, je devais savoir si le Voleur existait vraiment et s’il avait pris l’apparence du dentiste.

J’étais resté pote avec Mathias. De peur de passer pour l’idiot du village, je ne lui avais jamais raconté la fameuse nuit où le Voleur de dents était venu me rendre une petite visite. Il a été très surpris de cette confidence tardive. Seulement pour Mathias c’était de l’histoire ancienne, du passé. Il a même rajouté que la fois où il était venu à l’école avec la mâchoire bandée, c’était à cause d’un jouet qui avait heurté sa joue lorsqu’il était tombé sur la moquette de sa chambre.  Enfin ça, c’était sa version officielle, celle que lui avait surinée son psychologue pendant des années. Quant à la version officieuse, j’ai lu dans ses yeux qu’il ne l’avait jamais oublié.

J’ai alors joué franc jeu, je lui ai parlé de la proposition du dentiste de m’arracher les dents de sagesse. Cela ne l’a pas surpris, tous les dentistes du monde demandent ça à leurs patients. Ce fut pareil pour l’odeur de clou de girofle qui flottait dans l’air de chaque cabinet de dentiste. 

J’étais désespéré et je sentais qu’à trop insister il finirait par me traiter de cinglé et rentrerait chez lui. Alors, j’ai eu cette idée dont je n’ai jamais été très fière, je lui ai parlé de ses petites sœurs, qu’elles avaient l’âge de perdre leurs premières dents de lait. Je me souviendrais toujours de l’expression de son visage, c’était comme si je lui avais dit qu’il était atteint d’un cancer généralisé. Son hochement de tête a annoncé le début de l’aventure la plus effrayante de mon existence. 

Mon beau-père était un homme influent du village et c’est facilement qu’il m’a obtenu l’adresse personnelle du dentiste. Il ne m’a pas posé de question quant à la finalité de cette adresse et je ne savais pas encore que ce renseignement eût un but bien précis.

Avec Mathias, on s’est rendus à l’adresse indiquée pendant les heures de consultation du dentiste. Sa maison était située à l’est du village, à l'orée d’un petit bois. Elle était immense, construite sur deux étages, coiffée d’un toit vert-de-gris. Ses façades en briques rouges montaient du lierre grimpant. Les fenêtres étaient étranges, rondes comme des billes. On aurait dit que la maison nous fixait avec des yeux d’araignées. Une fenêtre était ouverte au rez-de-chaussée et on s’y est faufilé.

On a atterri dans le salon. L’endroit était assez sombre, d’épais rideaux obstruaient partiellement la lumière extérieure, de vieux meubles couverts de poussières devançaient des murs vraiment très hauts. Un lustre en bronze massif pendait au-dessus de notre tête. Le foyer de la cheminée était si large qu’on aurait pu y aligner cinq hommes côte-à-côté. Le regard vitreux des têtes empaillées d’animaux n’était pas plus rassurant que leur gueule grande ouverte. Certaines semblaient rire, d’autres hurler. Mathias m’a alors fait remarquer qu’il leur manquait des dents avant de me dire qu’on était entré trop facilement, comme si on voulait nous attirer dans un piège. Je lui ai dit de se la fermer et de commencer à chercher une collection de dents de lait ou de sagesse. 

On a fouillé les meubles du salon, les placards, tout ce qui avait une porte. On a fait ça discrètement, car il ne fallait absolument pas laisser de trace de notre passage. On se guidait avec une lampe torche chacun qu'on avait ramené pour être le plus discret possible, au cas quelqu’un surveillerait la maison depuis l'extérieur.

Le rez-de-chaussée se découpait en plusieurs couloirs qui formaient les branches d’une moitié d’étoile autour du salon. Le hasard a tracé notre chemin. Un vieux parquet craquait sous nos pieds. Au bout d’un de ces couloirs se trouvait une immense cuisine. Le mobilier étincelant contrastait avec l’aspect lugubre du reste de la demeure. On aurait dit une salle de chirurgie et en plus, ça sentait l’éther. On n’a pas remarqué tout de suite que la table au centre de la cuisine n’en était pas vraiment une. S’il y avait bien une assiette et des couverts dessus, il y avait aussi un profond sillon qui séparait la table en deux jusqu’à un trou d’évacuation au centre de l’extrémité. Sous la table, un tuyau en plastique était relié aux carreaux brillants du sol. Mathias en a rapidement conclu que c'était une table d’autopsie et que des cadavres y étaient disséqués, comme dans les séries américaines qu’il visionnait à outrance. L’image d’un cadavre d'enfant, la bouche grande ouverte et les gencives sanguinolentes nous a rendus beaucoup plus nerveux.

On a fouillé placards et tiroirs. Aucun couvert n’avait une taille normale, comme si ce dentiste disséquait des hommes ou des choses gigantesques ! Des scalpels, des écarteurs de bouche, des crochets de toutes tailles, des curateurs, des pinces étaient mélangés aux couverts ! On pensait vraiment que le dentiste dépeçait des monstres avant de les bouffer !

Deux coups sourds ont fait vibrer le sol ; on a poussé un cri, car ces deux coups avaient cogné juste sous nos pieds. On dirait deux poings monstrueux. Le tuyau sous la table s’est brusquement décroché et une odeur de clou de girofle et de terre mouillée s’est mélangée à celle de l’éther. La silhouette anguleuse du Voleur m’est brièvement passée devant les yeux. L’expression du visage de Mathias ne mentait plus, il était terrifié, il se souvenait sans doute de la nuit où le Voleur lui avait arraché une dent pas tout à fait prête à tomber. Je n’avais donc plus aucun doute : le dentiste cachait le Voleur ou peut-être même, était-il lui-même le Voleur !

Malgré la peur qui nous bouffait les entrailles, on ne pouvait pas renoncer, pas maintenant. Il nous fallait des preuves pour les flics, des preuves qui leur permettraient d’avoir un mandat de perquisition afin de fouiller de fond en comble cette lugubre demeure. On a visité d’autres pièces, d’autres couloirs. Une chambre vieillotte sentait le pipi de chat, une autre le renfermé, d’autres entièrement vides, le moisi. Leurs tiroirs, placards ou commodes ne contenaient aucune collection de dents. Mathias et moi avons découvert plein de choses vieillottes, sans intérêt. Enfin, au moment où nous allions renoncer, nous sommes entrés dans une pièce où trônait un bureau de style Napoléonien. Autour, des piles de cartons jonchaient le sol. À l’intérieur, on a découvert des livres et des coupures de presse. C’était des faits divers, des accidents domestiques, mais entremêlés à tout ça, des faire-part de naissance ont attiré notre attention. Ça ne prouvait rien certes, mais que ferait un docteur lambda avec autant de faire-part de naissance ? Chercherait-il à calculer le moment où tomberaient leurs premières dents de lait ? Mathias a poussé un cri quand il a découvert celui de ses sœurs ! 

On a rempli un carton avec toutes ces maigres preuves puis on s’est regardé avec Mathias. On savait que ce n’était pas suffisant, qu’il fallait fouiller les étages pour trouver quelque chose de plus solide que des faire-part de naissance ou des coupures de presse. Seulement, la journée touchait à sa fin et la lumière autour des lourds rideaux ne faisait que faiblir, rendant l’endroit encore plus sinistre.
   
On était revu au salon lorsqu’une petite voix a chuchoté : « aidez-moi, s’il vous plaît, il va revenir m’arracher une autre dent, aidez-moi, s'il vous plait ». C’était la voix d’une fillette. Mon corps s’est couvert de frissons, jamais la voix d’une fillette ne m’avait filé autant la frousse. Toutefois, on tenait la preuve que le dentiste séquestrait des enfants pour les torturer !

Mathias a fait un rapide aller-retour jusqu’à la cuisine et il est revenu avec un couteau de boucher d'une taille effrayante. « Pour couper les liens » s’est-il justifié, alors que c’était plutôt pour se défendre au cas où ce ne serait peut-être pas une petite fille derrière la porte. 

Cette porte se trouvait au fond d’un couloir très sombre et reculé par rapport au salon. La porte était découpée dans du bois d’ébène et se confondait avec la peinture noire des murs. Au-dessus de la porte, un tableau affichait la sinistre face d’un personnage habillé comme un roi. Son petit rictus était très désagréable à regarder et très…inquiétant. « Je jurerais que ce tableau n’était pas là tout à l’heure, et la porte aussi ! » m’a assuré Mathias. « Il fait tellement sombre ici que tu as dû le rater » l'ai-je rassuré. « Aidez-moi, je vous en supplie, il va revenir » a de nouveau gémi la petite fille derrière la porte d’ébène. Cela a coupé court à nos tergiversations. Si j'ai pensé à ma mère qui n'avait jamais cru au Voleur de dents, Mathias a sûrement pensé très fort à ses petites sœurs, car c’est lui qui a tourné l’anneau en fer de la porte.

Le grincement des gonds s’est propagé à toute la demeure, c’était comme si les portes de tous les étages s’ouvraient en même temps. Il y a eu aussi cette chaleur humide et cette forte odeur de clou de girofle mélangé à des relents de pourriture. Ça nous a pris à la gorge, on a été obligé de se boucher le nez pour ne pas vomir.

Nous étions devant un petit palier prolongé par les premières marches d’un escalier en colimaçon qui descendait vers le sous-sol. Les pavés des marches luisaient d’humidité et des plaques d’une mousse brunâtre recouvraient la partie basse des murs cimentés. En tous cas, il n’y avait aucune fillette. 

« Petite » ? a demandé Mathias en écartant la main de sa bouche.
« Je suis en bas, tout en bas, descendez, vite, le dentiste va revenir » a-t-elle dit d’une voix misérable.
« Où es-tu exactement, on…on ne voit rien ? » 
« Descendez, et je vous le dirais ».

Là, on s’est regardé avec Mathias et on a pensé la même chose : tout à l'heure, un truc monstrueux avait frappé le sol sous nos pieds dans la cuisine. Et si c’était cette petite fille ? Et si le Voleur de dents était cette petite fille ?

Il nous a fallu un courage insensé pour descendre les marches. Mais c’était plutôt de la stupidité, car moi comme Mathias sentions ou savions que nous nous jetions dans la gueule baveuse d’un loup affamé.

Une rambarde cloquée de rouille a fait office de guide jusqu’au bas des marches. Ces dernières étaient enveloppées d’une lumière épaisse, rougeâtre, instable que produisaient des néons en fin de vie. Les grésillements de ces néons ressemblaient à ceux d’immenses bourdons qui tournaient sans cesse autour de nos têtes. De la terre battue a accueilli nos semelles de chaussures. La pièce était si grande que je n’en distinguais pas le fond. Des parpaings formaient des murs sans lucarnes ni fenêtres. 

- Petite ? ai-je dit à côté de Mathias dont les dents claquaient.
- Je suis là, prisonnières d’une chaîne, avancez, a-t-elle dit d’une voix aux intonations plus rauque. 
- Tu…n’es plus derrière une…porte ? ai-je blêmi.
- Je te parlais de la porte d'en haut, mais ce n’est plus important maintenant que vous êtes là. Allez, venez me délivrer de ces chaînes qui font mal à mon petit corps, a-t-elle gémi.
- Ces…chaînes ?

J’hésitais à faire un pas de plus. La respiration est devenue plus bruyante, plus rauque, ce qui n’était pas normal pour une petite fille. 

- ALLEZ, APPROCHEZ ! s'est-elle énervée.

Un bruit de chaîne nous a fait sursauter. Une silhouette a bougé au fond de la cave. Elle allait de droite à gauche, gesticulait, se tordait. Mathias a aussitôt brandi son couteau, moi ma lampe torche. 

- Approchez, approchez, nous répétait-elle d’une voix redevenue celle d’une fillette.

Inconsciemment, j’avançais, tellement désireux d’apporter une preuve à la police.

- Non, n’y va pas, c’est un piège, m’a dit Mathias.
- Je dois savoir, ai-je murmuré, je dois savoir. 

J’ai pris son couteau et j’ai avancé vers elle doucement, très doucement, découvrant un peu plus sa silhouette à chaque pas. « Sauve-toi », me hurlait ma petite voix intérieure. Mais plus j’avançais, plus la vision rassurante d’une fillette en jupe d’écolière s’offrait à mon âme terrifiée.

Une immense porte d’acier découpait le mur derrière la fillette. L’empreinte de poings d’une taille titanesque gondolait cet acier. Un cadenas aussi gros que ma tête pendait à la serrure faite d’une plaque noire en métal et d'un anneau où passait le pêne. Il ne pouvait y avoir que quelque chose de terrible derrière cette porte, quelque chose qui avait violemment frappé le sol de la cuisine tout à l’heure. 

La petite fille a arrêté de gesticuler et, tout en se tenant bien droite, a mis ses mains derrière son dos. Elle s’est mise à balancer ses épaules en me souriant. Sa chemise d’un blanc trop propre couvrait un torse menu et de longs cheveux carmin encadraient un visage très joli et très pâle à la fois. Seulement, ses yeux n’avaient pas une couleur normale, on aurait dit que la pupille était jaune. Relié à une lourde chaîne, un collier entourait son cou gracile et un peu long.

- Je m’appelle Éréza, et toi ? 
- Si..Simon. 
- Tu peux me détacher ?

Avec une facilité déconcertante, elle a soulevé la lourde chaîne entortillée autour de ses pieds. 

- Je… je ne sais pas si je saurais le faire. 
- Approche, je vais te montrer. 
- Pour…pourquoi le dentiste t’a attaché et…et quelle dent t’a-t-il arraché ?
- Le plus urgent est de me détacher et de se sauver d’ici en courant. Crois-moi que s’il t’attrape, tu vas déguster !

Son ton sonnait faux, car il était dénué de la moindre peur.

- Qu’y…qu’y a-t-il derrière cette porte ?
- Oh si je te le disais, tes cauchemars dureraient jusqu’à ta mort.
- Dis…toujours.
- Approche, je vais te dire ça à l’oreille.
- Tu…tu peux me le dire d’où tu es.
- Je ne voudrais pas effrayer ton copain qui est comme toi, mort de trouille ! s'est-elle moquée. 
- Je…je ne suis pas mort de trouille.

Cette conservation prenait une tournure vraiment étrange. Les coups de poing sous le sol de la cuisine résonnaient encore dans ma tête et l’envie dévorante d’en savoir plus était plus forte que ma peur. C’est ce qui m’a poussé à faire un pas dans sa direction. 

Sans doute hypnotisé par Éréza, je n’avais pas remarqué que le sol autour d’elle était un vaste chantier de terre retournée, signe évident qu’elle était là depuis longtemps et qu’elle cherchait toujours à s’évader. Mais il y avait aussi des trous, pleins de petits trous, comme si elle passait son temps à gratter la terre. Pourquoi creusait-elle ? Le pas que je venais de faire dans sa direction m'avait fait entrer dans son territoire, ce territoire que la longueur de la chaîne lui permettait d’atteindre.   

- NON ! a crié Mathias.

Les bras en avant, Éréza a bondi. La violence du choc m’a complètement étourdi, ma tête ayant frappé lourdement le sol. Au-dessus de moi, Éréza souriait. Je n’oublierais jamais ce sourire, un sourire fait d’innombrables dents de différentes tailles. Même son palais en était recouvert. Puis sa mâchoire s’est écartée encore et encore, comme un serpent engloutissant la tête d’un enfant. Une voix a soudain hurlé : 

- Éréza, inacam ostra !

C’était la voix du dentiste !

- Regarde, elles sont toutes fraîches ! a-t-il encore hurlé.

Les dents de la petite fille ont claqué et…et…je me suis évanoui. Je me suis réveillé un peu plus tard à l’hôpital. Mathias était là. Il m’a raconté ce qui s’était passé ensuite, comment le dentiste avait réussi à me sortir de la gueule de la petite fille dont la mâchoire entourait mon front jusqu’à l’arrière de ma tête. 

Le dentiste lui a jeté une poignée de dents. Ouais, une infecte poignée de dents récoltées dans son cabinet ou les nuits, lorsqu’il hantait les chambres des enfants. Éréza s’est jetée dessus et les a croqués une à une comme s’il s’agissait d’une vulgaire friandise. Dernièrement, Mathias m’a avoué être encore hanté par le bruit du craquement de ces dents dans la bouche de la petite fille.

Peu après ma sortie de l’hôpital, je suis retourné dans la demeure du dentiste avec mon beau-père. Ma surprotectrice de mère avait voulu qu’on euthanasie le chien qui m’avait soi-disant mordu. À 19 ans, on préfère éviter de dire qu’on a vu des choses surnaturelles sans preuve à sa famille ou aux autorités. Malheureusement, toutes les fenêtres étaient condamnées par du contreplaqué. Malgré son influence, mon beau-père n’a jamais obtenu de mandat de perquisition pour fouiller cette demeure. Cette demande m’a d’ailleurs paru étrange, car l’hypothétique chien ne pouvait vivre seul et enfermé. Alors que pensait-il y trouver ? Un monstre ? Le Voleur de dents ? Autre chose que j’ignore encore aujourd’hui ?

D’autres questions restent en suspens : pourquoi ma mère a-t-elle rompu avec Hector sur la seule déclaration d’un gamin de 8 ans qui ne l’avait jamais vu se transformer en monstre ? Que savait-elle au juste à son sujet ? Était-ce un autre Voleur de dents ? Y en avait-il plusieurs, un dans chaque ville ou village ? Qui était Éréza et que signifiait « inacam ostra » ? Je n’en sais, mais à l’heure où je termine ces lignes, une chose est sûre : ce n’est pas la petite souris ni votre mère qui a mis ou qui mettra une pièce sous votre oreiller, c’est une silhouette aux grandes pinces… 
  
- à suivre -

Retrouvez la suite début 2019. N'hésitez pas à laisser votre avis sur cette histoire.







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4 commentaires:

  1. J'ai trouvé le thème intéressant et bien exploité ! On a envie de connaître les réponses à toutes ces interrogations...

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    1. Oui, merci, j'ai hésité à faire une pasta plus longue mais cela aurait trop tourné à la nouvelle, ce que je ne voulais pas car je n'ai pas beaucoup de temps pour les écrire. Toutefois, effectivement, l'idée est à exploiter pour faire quelque chose d'assez long et effrayant, les idées me viennent en écrivant, alors pourquoi pas ! Merci pour ton com, continue...

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  2. wow, une bonne creepy bien flippante comme on en trouve plus de nos jours. Bravo

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    1. Merci Rabadu de ton passage. Je continue à lire tes comms sur CFTC ;-)

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Je ride à attendre vos impressions...