samedi 19 mai 2018

Le marchand de sable Rouge (1/2)



Le soir devant la télé, ma mère me disait souvent :
- Le marchand de sable va passer, il est temps d’aller dormir mon chéri.
Allongé dans mon lit, alors que j’avais les yeux qui piquaient, elle rajoutait :
- Le marchand de sable est en train de passer, tu vas bientôt t’endormir Joffrey.
Une fois, je lui ai demandé pourquoi je ne voyais pas le marchand de sable : 
- Car il est invisible mon fils.
- Alors c’est pour ça que les yeux me piquent et que je ne vois pas qui me fait ça ?
- Exactement mon chéri, bonne nuit, maman t'aime.

Sur ce, elle m’embrassait le front et éteignait ma lampe de chevet. Ces moments étaient vraiment très agréables, je m’endormais en toute sérénité, persuadé que le marchand de sable était le gentil magicien de mon sommeil.

Et puis il y a eu ce soir où j’ai catégoriquement refusé de me mettre au lit. La télé était en panne et seule les émissions télé étaient capable de calmer mon trouble de l’hyperactivité. Ma mère m’a grondé et m’a dit :

- Si tu ne vas pas au lit tout de suite, le marchand de sable rouge va se fâcher tout rouge ! 
Je ne sais pas vraiment pourquoi, ce soir-là j’ai stoppé net mes incessantes gesticulations alors qu'il me fallait parfois une demi-heure pour me calmer.
- Mais non, il est gentil le marchand de sable, c’est pas possible ça.
- Il est gentil avec les enfants gentils, mais aux enfants turbulents, il leur jette du sable rouge dans les yeux !
- Du sable rouge ?
- Oui, du sable rouge qui pique très fort les yeux, m’a-t-elle dit d’une voix passablement énervée.

Comme j’ai vu qu’elle ne plaisait pas, je me suis jeté dans mon lit puis j'ai remonté ma couette jusqu’au front. Estimant sans doute qu’elle avait été trop loin, ma mère a dit plus doucement :
- Joffrey, tu es un enfant sage toi ?
- Bien sûr que oui, ai-je répondu depuis le dessous de ma couette.
- Alors il ne te jettera jamais du sable rouge.

Sa voix tremblotante m’a rassuré, ma mère devait regretter ses propos. Mais moi, je tremblais sous ma couette.

- Si tu l’as dit, tu le connais le marchand de sable rouge, il va passer cette nuit et va me faire très mal aux yeux !
- Mais non je…enfin ce n’est pas vrai, j’ai inventé ça pour te faire peur.
- Pas vrai, il va venir prendre mes yeux !
- Mais non, arrête de dire ça, personne ne va venir.
- Si, il va venir me les arracher ! ai-je hurlé comme un fou.

Elle a tenté de retirer ma couette, mais je la tenais fermement dans mes poings crispés.

- Si tu l’as dit ! ai-je persisté mort de trouille, si tu l’as dit, si tu l’as dit ! ai-je répété plein de fois à la suite.
- Bon, maintenant ça suffit Joffrey, regarde-moi où je ne te fais pas le bisou du bonne nuit !

Ne pas avoir un bisou de ma mère était encore plus effrayant que ce marchand de sable rouge et j’ai brusquement baissé la couette. Finalement, j’ai serré ma mère très fort contre moi. J’étais tellement terrorisé que j’en tremblais. Constatant mon état, ma mère m’a autorisé à dormir dans son lit ce soir-là mais aussi les suivantes. Dois-je aussi préciser que je me tenais presque sage comme une image une bonne heure avant de dormir pour avoir ce privilège ?

Quelques nuits après j’ai eu l’obligation de retrouver mon lit. La première nuit a été affreuse, je me réveillais en sursaut au moindre bruit. Les voisins avaient un chien qui semblait n’aboyer que la nuit, comme s’il voyait ou reniflait quelque chose d’effrayant. Parfois, je l’entendais hurler à la mort. Comme par hasard, cette nuit où j’ai retrouvé mon lit, le chien a hurlé à la mort. J’ai commencé à m’imaginer que le marchand de sable lui jetait du sable rouge, lui crevait les yeux avec ses ongles ou le frappait avec ses pieds pointus, car parfois, le chien couinait.

Une autre nuit, alors qu’une violente tempête soufflait, le crochet de mes volets a cédé et ils ont violemment percuté le mur extérieur. Je me suis réveillé en sursaut, complètement paniqué, surtout que les volets continuaient à frapper fort contre la fenêtre et le mur. C’est alors que j’ai aperçu une silhouette blanche avec un gros ventre. Elle était assise sur une branche du vieux chêne derrière ma fenêtre. Les yeux rouges de la silhouette ont brillé un instant, le volet a claqué, s’est rouvert et la silhouette au gros ventre avait disparu. Une main ferme m’a agrippé le bras, j’ai hurlé. C’était mon père ! Il m’a dit de me calmer, que ce n’était qu’une tempête et a réussi à refermer les volets. Vingt secondes plus tard, j’étais dans leur lit, serrant ma mère de toutes mes forces entre mes petits bras tremblotants.  

Mon histoire aurait pu s’arrêter là si deux ou trois ans plus tard, alors que je ne croyais plus au marchand de sable et que j’avais quasiment oublié cette silhouette blanche derrière ma fenêtre, un copain m’a demandé si je connaissais l’autre version du marchand de sable, celle du marchand de sable rouge. Je devais avoir onze ans à l'époque, je faisais une tête de plus que mes camarades, j'étais le plus fort de la cour de récré et pourtant, j’ai ressenti un vrai malaise quand j’ai entendu « sable rouge ». Un mauvais pressentiment me soufflait de ne pas écouter cette histoire. Toutefois, je ne pouvais pas me dégonfler devant lui, c'était moi le chef. J’ai donc pris sur moi, je lui ai dit qu’il pouvait me la raconter son histoire pour bébé.   

"Le marchand de sable rouge est le frère du marchand de sable blanc, celui qu’on connait tous. Ils voyagent toujours à deux, endorment les enfants ensemble, passant de maison en maison à une vitesse difficilement imaginable. Beaucoup de gens croient que le marchand de sable rouge s’occupe des gosses difficiles, ceux qu’ils ne veulent pas dormir, les hyper-excités, mais ce n’est pas exactement ça.

Il arrive que dans leur tournée du sommeil, les deux marchands de sable soient séparés pour d’obscures raisons, mais celles dont on parle le plus sont la vitesse et les éclairs des orages. Se retrouvant seul, le marchand de sable rouge n’est plus sous l’influence bienfaitrice de son frère et c’est à ce moment-là qu’il laisse éclater sa vraie nature.

Le marchand de sable rouge qu’on surnomme tout simplement Rouge, retourne en arrière dans sa tournée, choisit un enfant qu’il n’avait pas aimé et, perché sur une branche, un toit ou un rebord de fenêtre, le regarde dormir, préparant son mauvais coup. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le marchand de sable rouge ne serait pas rouge, mais blanc. Seuls ses yeux, ses dents et le sable magique sont rouges".      

Moi aussi j’étais blanc, mais j'étais blanc de peur. L’image de cette silhouette au gros ventre assis sur la branche du vieux chêne un soir d’orage m’est revenue à l’esprit. Ce que j’avais vu, c’était bien le marchand de sable rouge qui devait m'observer pendant mon sommeil ! Très angoissé, j’ai toutefois gardé un petit rictus pour montrer à mon copain que je n’avais pas peur, ce qui était totalement faux.

"Le Rouge a de petites jambes tordues, des pieds minuscules, un ventre rond et de longues mains osseuses qu’il plonge dans sa poche ventrale pour prendre du sable rouge. Quand il est en présence de son frère, son sourire est bienveillant, quoi qu’effrayant, mais lorsqu’il est seul, un grand sourire sadique s’affiche sur son visage hideux, balafré de cicatrices faites par des enfants qui se sont vaillamment défendues. Des plaies purulentes suintent de son crâne chauve. Enfin, sa peau farineuse est couverte de furoncles. Le marchand de sable Rouge porte un vêtement blanc qui serre son corps difforme, une petite blouse de médecin d’après ceux qui l’ont vu. Une poche ventrale, comme celle d’un kangourou, contient le sable rouge.  

On ne sait pourquoi le marchand laisse certains enfants tranquilles tandis qu’à d’autres, il glisse sur le plafond de leur chambre et s’arrête au-dessus de leur lit. Ses yeux globuleux l’observent de longues minutes puis il pousse un petit rire cynique et jette du sable rouge sur son visage. Ce dernier se réveille en pleurant, tente d’ouvrir les yeux, mais ceux-ci sont collés par le sable qui a fondu au contact de la peau. Les joues de l’enfant se fendillent et son nez saigne abondamment. Rouge se jette alors sur l’enfant et lui plaque une main sur la bouche puis il lui cogne violemment sa tête contre le mur derrière l'oreiller. Si un parent a entendu les boums contre le mur, il arrive parfois qu’il sauve son enfant. D’autres fois, c’est le gentil marchand de sable qui secourt l’enfant, le rendort et le guérit avec du sable scintillant. Cet enfant se réveillera le lendemain et croira avoir fait un horrible cauchemar. Si personne ne vient au secours de l’enfant pris entre les longs doigts de Rouge, alors les parents le retrouveront mort au petit matin, le visage gonflé, l’arrière du crâne éclaté, les os brisés…"   

J’ai regardé mon ami de longues secondes, j’ai espéré un sourire, un truc rassurant, mais rien n’est venu atténuer la peur qui me rongeait l’âme et les tripes. Pire encore, il souriait sadiquement, comme s’il avait pris plaisir à me raconter cette horreur. Bien entendu, j’ai joué au dur à cuire, j’ai dit que je n’avais pas eu la frousse une seule seconde, mais je n’avais qu’une hâte : me réfugier dans les bras de ma mère. La sonnerie de la récré a retenti et d’un pas pressé j’ai rejoint ma classe.

Mon pote m’avait raconté son histoire après le déjeuner de midi. Jamais une après-midi ne m’a paru aussi longue, toutes les minutes je regardais ma montre et je comptais le temps qui me rapprochait de ma mère. À deux reprises, la maîtresse m’a demandé si ça allait, m’a trouvé plus pâle que d’habitude, a constaté la sueur froide qui coulait sur mon front. J’ai encore joué au dur à cuire, je lui ai dit que tout allait bien, surtout que mon pote était assis à côté de moi et m’aurait traité de poule mouillée s’il avait compris les raisons de mon malaise.

Je suis rentré chez moi en courant. Heureusement je n’habitais qu’à trois rues de l’école, dans un modeste pavillon accolé à un autre. Ma mère était dans la cuisine. Je lui ai sauté dessus et l’ai serré fort dans mes bras en tremblant comme une feuille. Je frissonnais, je claquais des dents, je me sentais vraiment très mal. Affolée, elle m’a demandé ce que j’avais, mais j’étais incapable de lui fournir la moindre réponse.  

Le docteur est arrivé une heure plus tard, m’a ausculté, n’a rien trouvé hormis un important état de stress. Il m'a prescrit un calmant ; on a été le chercher à la pharmacie, car je ne voulais pas rester seul à la maison. Mes tremblements se sont arrêtés une dizaine de minutes après l’ingestion du cachet. C’est à ce moment-là que je lui ai raconté l’histoire de Rouge, SON marchand de sable rouge puisque c'était ma mère qui m'en avait parlé en premier !

Effrayée, ma mère n’en revenait pas qu’un gamin connaisse une histoire aussi sordide. Elle a voulu téléphoner aux parents de mon pote, mais, sans que je pourquoi, ne l’a pas fait. J’ai eu l’impression qu’elle jouait la comédie, qu’elle me cachait la vérité, qu’elle connaissait cette histoire et me faisait croire que non ! C’était elle qui m’avait parlé du marchand de sable Rouge, ELLE, ELLE, ELLE, pas mon pote !

Je crois que mon premier vrai acte violent date de cette période. Ma pauvre mère n’a pas compris mon brusque changement d’attitude, les objets que j’ai jetés sur elle, ma crise de nerfs qui n'avait rien à voir avec mon hyperactivité. Mon père est arrivé à ce moment-là, et je crois bien avoir pris la raclée de ma vie. Le pire, c’est qu’une fois calme, je ne comprenais pas pourquoi je m’étais énervé contre ma mère qui avait toujours été très gentille avec moi. Et puis j’ai eu ce que je méritais, ils ont refusé que je dorme avec eux cette nuit-là. J’étais complètement terrorisé à l’idée de dormir seul dans ma chambre, j’étais persuadé que Rouge allait revenir ! Oui, revenir, j’étais maintenant d’une chose :  la silhouette au gros ventre que j’avais vue quelques années plus tôt, c’était lui, ça ne pouvait être que LUI, Rouge allait revenir !  

Comme de fait exprès, cette nuit-là, un violent orage a éclaté au-dessus du village. Pour moi, c’était une évidence, un éclair allait séparer les deux marchands de sable ; le mauvais allait glisser sur le plafond, s’arrêterait au-dessus de mon lit, me regarderait dormir avec ses gros yeux rouges, attendant le meilleur moment pour me jeter du sable au visage puis tomberait sur moi, me frappant, me rouant de coups, m’écrasant le crâne contre le mur.

« C’est pour ce soir, le marchand de sable viendra te voir, c’est pour ce soir, prend garde à Rouge ! »Je n’entendais plus que ça dans ma tête. Une fois au lit, je me suis rendu compte que je n’avais pas fermé mes volets. Des éclairs zébraient ma chambre, la pluie frappait les carreaux, les branches derrière la fenêtre ressemblait à de grandes griffes grattant le mur comme si elles voulaient rentrer dans ma chambre.

Si mon père n’est pas venu me souhaiter une bonne nuit, ma mère a fait cet effort. Bien sûr, je regrettais ma colère, je me suis excusé, je l’ai longuement serré dans mes bras, mais ma mère ne bougeait pas, j’avais l’impression de serrer une statue. En fait, elle n’était pas venue me souhaiter bonne nuit, elle était venue me donner un verre d’eau avec un calmant.

- Avale-ça, m’a-t-elle sèchement dit, tu dormiras à poings fermés et tu ne feras pas de cauchemar.
- Je n’en ai pas besoin, ai-je répondu la voix pleine de trémolos.
- Obéis petit monstre ! m’a lâché ma mère.

J’ai encore ressenti un mauvais truc en moi, car je trouvais injuste qu’elle me dise ça. C’était elle le monstre, elle qui m’avait parlé de Rouge la première ! De plus, pourquoi voulait-elle que je dorme à poings fermés ? S’est-elle un instant imaginé l’horreur qui m’attendait si Rouge me regardait dormir depuis mon plafond ? En avait-elle une seule seconde conscience ?

J’ai pris le cachet, l’ai mis dans ma bouche, l’ai caché sous ma langue avant d’avaler deux gorgées d’eau. Après un détestable « hum », ma mère a éteint ma lampe de chevet et a quitté la chambre sans me faire le bisou du bonne nuit !

- Et mes volets ! ai-je crié.
- Ferme-les toi même !

Elle a claqué la porte, me laissant seul avec mes peurs. J’ai recraché le cachet, j’étais prêt à ne pas dormir de la nuit, j’étais persuadé que Rouge allait me fracasser le crâne contre le mur. J’ai bondi jusqu’à mon cartable et à l’intérieur de ma trousse, j’ai pris ma paire de ciseaux pointus puis je suis retourné dans mon lit. Si Rouge voulait me défigurer, je lui réservais aussi une petite surprise !

Allongé sous ma couette, serrant d’un poing ferme le ciseaux, le regard fixé sur la fenêtre, je ne bougeais pas un pouce. Les branches continuaient à griffer ma vitre, le vent sifflait contre la façade, les éclairs illuminaient brièvement les meubles de ma chambre, la porte entrouverte de mon placard…entrouverte ? S’il y a une chose que je fermais tout le temps, c’était bien de fermer cette fichue porte qui au moindre courant d’air grinçait sinistrement !


Au moment où je me suis levé, un grincement a brisé mon élan...

Retrouvez de suite la partie 2.




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2018@Gebel de Gebhardt Stéphane.
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1 commentaire:

  1. Comme j'ai vu qu'elle ne plaisantait pas*
    Mais non je[...] espace après les "..." et majuscule au mot d'après
    Mais aussi les suivants*
    Je pense que ça rendrai mieux en disant "j'ai rejoint ma classe d'un pas pressé"
    Ne m'a parue*
    Mais, sans que je sache pourquoi*
    Voilà ^^
    Sinon, à toi de me dire si tu préfères que j'explique la raison de la faute ou plutôt que je corrige directement sans expliquer.

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