« Voulez-vous
manger mes yeux ? »
C’est par cette phrase que
ma vie a pris une autre tournure. J’ai toujours eu des mœurs compliquées, des
envies pour le moins étranges. Tout petit déjà je mangeais mes ongles, mes
crottes de nez, ma merde. Plus grand, je faisais exprès de me chier dessus pour
sentir son odeur entêtante. Bien sûr on se moquait de moi, on me tabassait, et
je dois avouer que j’aimais terriblement ça. Plus tard, j’ai compris pourquoi j’adorais
me faire bastonner alors que mes deux mètres auraient dû tenir à l’écart ces
bandes de dégénérés : je désirais plus que tout haïr ceux de ma race, les
haïr si fort que seul le goût de leur chair dans ma bouche pourrait m’apaiser.
Un soir après le
boulot, j’ai reçu le fameux message de Lisa sur la messagerie privée de mon
blog « les Affamés ». J’avais ouvert ce blog afin de partager mes
menus avec le vaste monde. Quelques semaines plus tard, il comptait déjà un bon
millier de followers sur twitter et plusieurs milliers de j’aime sur sa page Facebook.
Je suis un cuisinier de renom, cela a sans aucun doute aidé à la popularité de
mon blog.
Lisa n’était pas une femme comme les
autres, elle m’a tout de suite posé les bonnes questions, a compris mes
faiblesses, a adouci le côté sombre de ma personnalité. Je n’avais que
vingt-huit ans à l’époque de notre premier baiser, de notre première nuit
d’amour et surtout, je n’avais encore tué personne.
-
Je n’en ai plus besoin depuis mon accident, mange-les.
Elle m’a dit ça juste après avoir baisé
royalement. J’étais déjà fou amoureux d’elle.
- Pourquoi crois-tu que j’aimerais
ça ? Et puis ça pourrait te tuer.
- Je suis morte une première fois quand
j’ai perdu la vue et une seconde quand…non, je te le dirais après. Alors, tu
manges mes yeux ?
-Je
ne sais pas si je pourrais.
-Tu
mens, tu en rêves depuis que tu es tout petit.
- Comment le sais-tu ?
- Les aveugles ressentent mieux que
quiconque l’odeur des corps. La tienne est mélangée à d’autres, tu as déjà
goûté à de la chair humaine, mais tu te contentes de cadavres. Je t’offre des
yeux bien frais.
- Tu ne m’avais jamais rencontré avant,
comment peux-tu le savoir ?
- Je l’ai senti dans ton restaurant,
l’un de tes plats dégageait une odeur particulière. J’ai demandé à voir le chef
cuisinier, mais tu venais de partir. Je me suis alors renseigné sur toi et je
suis tombé sur ton site. Au fait, merci pour la version non-voyant, c’est chou
d’y avoir pensé.
- De rien…mais cette odeur si
particulière comme tu le dis, comment la connais-tu ?
Elle a pris son temps avant de doucement
me répondre :
- J’ai mangé mes enfants.
- Quoi ?
Un rire démentiel a traversé la chambre.
Ce n’était pas le mien, mais le sien.
- Non je plaisante, j’ai fait plusieurs
fausses couches.
- Et ?
- Et…j’ai porté le fœtus à ma bouche
pour l’embrasser et…je l’ai aimé, je voulais le garder en moi. J’ai fait pareil
avec les autres, tous les autres.
Alors qu’elle riait trois secondes plus
tôt, elle s’est mise à sangloter. Plus tard, elle m’apprendra avoir fait 8
fausses couches.
- Et tu te fournis où pour tes
plats ? m’a-t-elle demandé peu après.
- J’ai une amie qui travaille dans le
service des avortements. Le placenta est un liant merveilleux.
- Je sais, je l’ai reconnu…et le
reste ?
- Tu veux voler tous mes secrets de
fabrication ?
- Pourquoi, tu les as fait breveter ?
- J’y ai songé, mais pas sûr que
j’obtienne la certification, ai-je plaisanté. As-tu mangé des cuisses de
grenouille ?
- Oui, elles étaient fameuses.
- Ce n’en étaient pas.
- Je m'en suis douté, mais c'est vrai,
elles avaient le goût d'un poulet au paprika.
- Une cuisson à 57°C fait toute la
différence...et puis d'autres épices masquent le goût véritable des petites
cuisses du fœtus.
- C’est tellement meilleur cru… Alors
quand est-ce que tu manges mes yeux ?
Après trois mois d'amour fusionnel, j’allongeais
Lisa sur la table de la cuisine. À la place de la nappe, j’avais
installé une épaisse couverture en laine sous son dos. Le bas de ses jambes
battait dans le vide. Autour d’elle, tout était prêt : le scalpel, les
ciseaux, les gants et les chiffons stérilisés, ainsi que l’assiette avec les
feuilles de salade.
- Tu es prête ?
- Oui, je t’aime.
Sa phrase a retardé de quelques secondes
mon geste. Son sacrifice me prouvait son amour. J'ai mis mes gants, j'ai posé
un baiser sur son front et... j’ai passé deux doigts sous sa paupière gauche, je les ai
enfoncés assez sèchement pour ne pas trop la faire souffrir. Un craquement léger, un cri bref s’est
échappé d’entre ses lèvres puis elle a mordu le bâton alors que je retirais le
globe oculaire.
C’était
plus facile à faire que je ne l’avais pensé. L’œil sanguinolent bougeait comme
de la gelée au creux de ma paume tremblotante. J’ai coupé le nerf optique et
j’ai aussitôt posé l’œil entre les feuilles de salade. Un filet de sang coulait
de l’orbite vide, ma chérie secouait la tête, gémissait sa douleur, elle était
si belle avec ce rouge écarlate sur son visage grimaçant, je ne pouvais qu’être fière d'elle.
Elle s'est évanouie quand je lui ai arraché
l’autre œil. De petites bulles de sang gonflaient sur ses lèvres, me prouvant
qu'elle était toujours en vie. Je ne me suis plus inquiété, j'avais trop faim.
Tes yeux tremblaient dans l’assiette
quand je l’ai apportée jusqu’à la grande table de la salle à manger. La musique d’un
adagio d’Albinoni offrait une atmosphère à la fois triste et cérémonieuse à la
pièce décorée d’un blanc immaculé pour l’occasion. J’aurais voulu que tu sois
là pour partager ce délicieux moment, mais je ne pouvais attendre, les yeux
doivent toujours se manger bien frais à ce qu’il parait.
J’ai noué une serviette blanche autour du
cou, je me suis frotté les mains puis j’ai saisi mes couverts en argent. Avec
la fourchette, j’ai piqué dans l’œil gauche, celui qui m’épiait d’un regard
vide ; une substance a giclé, a taché ma serviette, a humecté mes lèvres
d’un goût salé. J’ai passé le bout de ma langue dessus ; le goût était
inqualifiable, d’une vivacité surprenante et je dois bien l'avouer, enivrante.
La fourchette s’était à peine enfoncée
dans la cornée, l’œil étant trop dur et glissait dans l’assiette quand
j’essayais de l’enfoncer à nouveau. Je n’avais pas d’autre choix que de me
servir de mes mains, ce qui je dois le dire me rebutait un peu, car ma mère
m’avait toujours interdit de manger avec les mains.
Avec l’index et le pouce, j’ai saisi
l’œil par le nerf optique et je l’ai porté à ma bouche. C’était étrange, l’œil
bougeait à cause de mes tremblements, on aurait dit un gros têtard qui se débattait
pour ne pas être mangé par le crapaud cannibale. Espoir vain puisqu’après avoir
tiré la langue, j’y ai déposé le globe oculaire. Ses saveurs ont parsemé ma
langue, l’odeur cuivrée du sang et du sel m’a rendu comme qui dirait, plus
impatient, plus affamé.
Je l’ai gobé si fort qu’il a éclaté dans
ma bouche, comme du litchi qui libère sa pulpe. L’expulsion surprenante du jus
a bien failli me faire tout recracher, mais j’ai tenu bon, j’ai tout avalé avant
de me sucer frénétiquement les doigts. Lisa gémissait au loin, se doutait sans
doute que je mangeais un petit bout de son corps si généreusement offert. Je me
suis traité de goinfre et j’ai pris plus de précautions pour honorer avec
dignité son second sacrifice.
En maintenant de ma main libre l’autre
œil, je me suis servi du couteau finement aiguisé. J’ai coupé avec l’œil avec
amour, j’ai regardé les fluides former une couronne rose, rouge et blanc autour
de ce qui ressemblait maintenant à un oeuf coupé en deux. L’iris bleuâtre avait
des nuances translucides, des traces de sa vision perdue. J’ai dégusté son
passé, j’ai emporté avec moi ses souvenirs. Toutefois, j’ai été étonné du
croustillant de cette moitié d’oeil, c’était comme si je croquais dans de tout
petits os. C’était drôle, j’ai bien ri, ça croustillait sous la dent, j’étais
content.
Toutes les bonnes choses ont une fin. Je
me suis essuyé la bouche et dans le silence ponctué par les notes douces et
tristes de l’adagio, j’ai remercié Dieu de cette rencontre et j’ai encore
remercié Lisa d'avoir si bien lu dans mon esprit torturé par je ne sais quels
démons.
Quand
je suis revenu dans la cuisine, Lisa était morte sur la table. J’ai beaucoup
pleuré, je l’ai embrassée, je l’ai serrée très fort, je l’ai bercée en
chantonnant une comptine qu’autrefois me chantait ma mère. L’odeur cuivrée de
son sacrifice m’a levé le cœur, j’ai eu envie de vomir, mais quelque chose de
plus fort a grondé en moi : la faim.
Je me suis dit qu’elle m’avait offert
ses yeux en guise d’apéritif et que maintenant, il était temps de passer à
table...
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2018@Gebel de Gebhardt Stéphane.
Ce texte nécessite une autorisation pour le publier sur un blog ou en faire une vidéo YOUTUBE (par mail ou message sous ce texte).
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I want a girl to eat my eyes.
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